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Petites histoires du violon : Baschenis, le silence de la vie

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Les organologues sont assez d’accords sur les faits suivants : le violon ou son prototype apparaît au début du XVIe siècle et est utilisé presque uniquement par les pauvres, les plus aisés jouant eux sur des instruments à cordes tels que les violes ou le luth. Cela soulève une question importante : pourquoi au début du XVIe siècle, le violon, invention su géniale autant sur le plan scientifique que musical, est si mal considéré et doit attendre un siècle pour être enfin utilisé en musique savante ? Pour accéder au dossier complet : Petites histoires du violon

 

L’instrument de musique est un thème récurent dans la peinture. De l’Antiquité (voir de la préhistoire) jusqu’à aujourd’hui, sa dimension esthétique, poétique et magique a toujours été source d’inspiration pour les artistes. Nous allons nous intéresser à l’un d’eux, qui, au XVIIe siècle, s’est fait une spécialité de ce sujet : Evaristo Baschenis.

Né et mort à Bergame (1617-1677), prêtre, musicien, fréquentant les luthiers de Crémone, il exécuta une cinquantaine de tableaux, en majorité des «natures mortes aux instruments de musique». Ces peintures, d’un réalisme extrême, donnent aux organologues des informations très précieuses sur la lutherie de cette époque. Mais le fait qu’elles s’inscrivent dans le genre de la nature morte nous invite à leur porter un regard particulier.

En effet, la nature morte, c’est-à-dire la représentation d’»objets immobiles baignant dans une atmosphère de silence», a une double signification. La première est esthétique. Le peintre utilise les ressources plastique des objets pour organiser des formes, des couleurs, des matières, mettant éventuellement en avant sa virtuosité, sa technique, dans un but mimétique : rendre compte de la réalité. La deuxième est symbolique. Les sujets les plus souvent traités ont rapports aux plaisirs de la vie : la nourriture, les fleurs, la musique… Mais ces délices sont parfois accompagnés d’un crâne (on parle alors de «vanités»), dont la fonction est de nous rappeler la précarité de notre existence. Même sans employer directement ce symbole, il existe un grand nombre de natures mortes où le sujet, apparemment paisible et innocent, est présenté de manière violente et morbide : une corbeille de fruits, mais à la limite de la pourriture. Du gibier, mais un véritable massacre : du sang, des viscères, des plaies. Des quartiers de viande, voués à être cuisinés, certes, mais que l’on pense au «bœuf écorché», de Rembrandt, et l’appétit disparaît vite… De façon encore plus subtile, un éclairage choisi sur des noix ou des grenades ouvertes donne à ces fruits l’aspect d’os, de cervelle et de chairs éclatées. Le tout, le plus souvent, tamisé d’un clair-obscur dramatique, faisant apparaître la matière même des objets, et donnant cette impression organique.

Cette dimension morbide se retrouve dans les natures mortes tout au long du XVIIe siècle. Mais il est très important de distinguer les écoles du Nord, Hollande notamment, et celles du Sud, Italie et Espagne, car leur sens est radicalement différent. En Hollande, pays protestant, le calvinisme considère alors comme particulièrement viles et méprisables les choses matérielles, les richesses inutiles. Le sens des natures mortes est donc de les représenter abandonnées, délaissées, inutilisées, dans leur état de désagrégation et de retour au néant. Dans les pays catholiques, en revanche, cette proximité de la mort ne fait pas référence à l’abandon, mais, au contraire, au don, à l’offrande. Un fruit n’est jamais aussi juteux, aussi sucré que lorsqu’il est à la limite de ne plus être consommable. La vie n’est jamais aussi précieuse, aussi perceptible à la conscience que lorsqu’on en appréhende la fin. Et l’offrande suprême, le don ultime, c’est bien celui de sa vie, à l’instar du Christ. En raccourci, la nature morte représente, chez les protestants, l’abandon, la mort, et chez les catholiques, le don, la vie.

Observons maintenant le tableau ci-dessus. A priori, rien de plus paisible que cette scène. On suppose qu’il s’agit là d’une allégorie de la Musique, magnifiée par la beauté des instruments et l’ambiance tranquille dans laquelle ils «dorment». Mais un détail cependant attire notre attention. Baschenis dispose ses instruments d’une manière particulière. Pour qui fréquente un atelier de luthier, ou simplement se trouve être amateur d’instruments, il apparaît clairement que cet agencement a quelque chose de choquant. Les objets semblent être empilés les uns sur les autres, dans un équilibre précaire, risquant de s’abîmer mutuellement. Personne n’aurait l’idée d’entreposer de telles choses précieuses et fragiles de cette façon. Il se dégage néanmoins de cette construction une atmosphère figée, où le temps semble arrêté. A dire vrai, et nous exposons là un point de vue, cet amas ressemble fort à des corps humains jetés dans une fosse commune. Des ventres gonflés apparaissent ça et là, des manches ressortent du tas à l’instar de membres saillants, des têtes émergent, comme abandonnées. Les éclisses évoquent étrangement des côtes, des corps écartelés puis recomposés. Osons un parallèle avec la fresque de Michel-Ange : «Le jugement dernier» (1541). Dans le bas, à droite, une scène de la «divine comédie» de Dante : «Charon chassant hors de sa barque les damnés» (voir illustration ci-contre).

Comparaison n’est pas raison. Mais ce corps monumental tombant sur les autres, ces bras et jambes sortant de l’ensemble, ces muscles apparents, et jusqu’à la barque elle-même, ventrue et aux lattes bicolores comme les luths, nous semble troublante. Le tableau de Baschenis peut-il être alors considéré comme une vanité, une scène d’abandon ? Bien qu’italien, qui plus est prêtre, nous le savons inspiré par les peintres nordiques. De plus, dans d’autres tableaux, on note souvent la présence de poussière sur certains instruments, symbole très utilisé par cette école, dans le but cité précédemment : celui de l’oubli.

Mais penchons-nous maintenant sur l’autre interprétation possible, celle du don. Qu’est-ce que ces instruments silencieux ont à nous offrir ? Et bien, d’après nous, quelque chose de plus extraordinaire, de plus généreux, de plus poétique qu’aucun instrument JOUÉ ne pourra jamais nous donner : leur son ! Cette affirmation demande une petite explication :

Quand on entend le son d’un violon, on n’entend pas, à proprement parler, le son «de l’instrument». En effet, il serait plus exact de dire que l’on entend le son que produit un «violoniste qui joue sur un violon». De fait, le son de l’instrument n’est audible que dans la mesure où il s’accompagne d’un geste. Or ce geste n’est jamais neutre. L’intention du musicien détermine sa force, sa vitesse, les notes produites, la place de l’archet sur les cordes, etc. On ne peut donc pas parler du «son» de l’instrument comme s’il s’agissait d’un phénomène brut, pur, émanant de lui seul. Néanmoins, le son propre de l’instrument, sans intervention extérieure pour l’appréhender, n’est pas une abstraction au sens strict. Il existe potentiellement, à l’état latent. Il est le fait de la matière de l’objet, de sa forme, de son système de tensions, des forces mécaniques en présence, bien réelles. Mais il est par principe in-entendable, il n’est pas «ressentable». Il existe cependant un moyen de l’envisager, de se le représenter. C’est là qu’intervient le regard du peintre. Quand Baschenis nous donne à voir ces instruments, dans le silence, il nous propose justement, par le biais d’une approche magique, de nous faire ressentir cette réalité. Comme si, paradoxalement, le silence était la porte permettant d’entrer dans l’univers sonore propre de l’instrument. C’est un don à l’état pur, qui ne demande, pour être reçu, nul travail, nulle peine, nulle morale. Juste son acceptation.

Alors, laquelle de ces deux interprétations vous semble la plus pertinente ? Sont-elles d’ailleurs nécessairement antagonistes ? Peut-être sont-elles toutes les deux aussi fausses l’une que l’autre. Néanmoins, quoi qu’il en soit, Baschenis, en usant de la nature morte, pour représenter des instruments de musique, aura touché là l’essence de ce genre pictural : poser des questions. Les siennes tiennent au sens même que l’on peut donner à la matière, au son et à la musique, et à leurs rapports entre eux.

Sources :

  • Charles Sterling : «la nature morte, de l’antiquité à nos jours». Edition des musées nationaux. 1952
  • Jacques Darriulat : «Le regard des objets dans la peinture de vanité». Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2003
  • Pierre Skira : «la nature morte». Edition d’Art Albert Skira, Genève, 1989

illustrations : -Evaristo Baschenis : « nature morte aux instruments de musique » © musées royaux des beaux-arts de Bruxelles. Michel-Ange : « le jugement dernier » (détail) © chapelle Sixtine, 1541

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