Histoire de Louis et des trois frères mélomanes
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Autre petit conte d’établi
Louis était un jeune garçon. Depuis quelque temps, il exprimait le désir de jouer du violon. Ses parents décidèrent alors de lui en acheter un. Son père aimait bien réfléchir avant d’agir. Aussi, il posa à son épouse la question suivante :
– Ma chérie, j’hésite entre deux options : pour acheter un violon à notre fils, est-il plus judicieux d’en essayer plusieurs et, en fonction de notre budget, de lui laisser choisir celui qui lui plaira le plus ? Ou bien devons-nous prendre le premier qui se présentera ?
– Mon chéri, répondit la mère, ta propension à te poser des questions absurdes m’étonnera toujours. Puisque nous en avons la possibilité, le bon sens ne nous impose-t-il pas d’opter pour la première de tes intuitions ?
On procéda donc de la manière susdite. Erreur, grave erreur. Car quand on présenta à Louis le premier violon, qu’il en entendit le son, qu’il pu le toucher, le regarder, le sentir, il en tomba tout de suite sous le charme. Mais dès qu’on lui en présenta un deuxième, forcément différent dans son aspect, ses performances et son timbre, il se mit à douter. Au troisième, il commença à comprendre ce que l’on attendait de lui : qu’il fasse un choix, qu’il émette un jugement. Aussi, bravement, il porta son verdict sur le deuxième. Ou le premier, je ne sais plus. Ou peut-être le troisième. En fait, peu importe. Il avait fait son devoir. Devoir de musicien ? Non, devoir de consommateur averti, pesant bien les pour et les contres, intégrant les notions de qualité, de performance, de choix de l’offre dans un budget donné, qu’il n’était pas sensé connaître d’ailleurs, cela ne le regarde pas, mais tout de même, c’est beaucoup d’argent, alors il faudra bien travailler… Pauvre gosse. Lui, ce qu’il voulait, c’était juste jouer du violon.
Une fois à la maison, ses parents lui demandèrent s’il était content. Certes, il l’était, mais content de quoi ? D ‘avoir un violon, ou d’avoir choisi le bon violon ? Il lui fallait pourtant donner une réponse, ses parents voulaient être rassurés. Un peu perplexe, il alla trouver son grand-père.
– Grand-père, dit-il, j’ai besoin de tes conseils. J’ai là un violon sur lequel je vais apprendre à faire de la musique. Mais mes parents m’ont trouvé un peu léger au moment de le choisir, et maintenant leurs doutes m’habitent également. Et pour ne rien te cacher, si j’ai bien entendu quelques différences entre les trois instruments que l’on m’a fait essayer, je ne peux pas dire avec certitude que celui-ci est meilleur que les deux autres. Peux-tu m’éclairer, grand-père, s’il te plait ?
– Mon cher Louis, non seulement je n’ai pas de conseil particulier à te donner, mais, qui plus est, je n’y connais rien en violons. Par contre, ton histoire me rappelle celle des «trois frères mélomanes».
– Raconte, Grand-père.
– Il était une fois trois frères mélomanes (avant d’aller plus loin, admire comment le début de ce conte est en harmonie avec son titre. On a hâte de connaître la suite). Leur mélomanie se caractérisait par le fait d’aimer la musique.
– Quel suspens, Grand-père !
– Et aucun d’entre eux, à la maison, n’avait de plus grand plaisir que d’écouter leurs disques préférés sur leur chaine hifi. Dans leur enfance, leur mère leur avait offert un mange-disque, puis, plus grands, leur grand-mère leur avait offert un magnétocassette. Et au moment où cette histoire se passe, ils possédaient chacun un appareil de qualité ordinaire, c’est-à-dire excellent au regard de ceux sur lesquels s’étaient exercés leurs oreilles étant petits, et dont aucun d’ailleurs ne s’était jamais plaint. Que de frissons parcouraient Jean quand, dans l’allegro ma non troppo de la Neuvième symphonie de Beethoven (entre nous, on dit»la neuvième», et «Baitôve», c’est mieux), le basson commençait sa lente gamme chromatique avant d’exploser en crescendo luminescent en fabékar, entraînait l’orchestre entier dans une explosion de sensualité, en fabékar également (n’allez pas vérifier sur votre pochette de disque, j’ai pompé ça sur je ne sait plus quel bouquin, et je ne suis même plus certain, en relisant, qu’il avait trait à la musique). Une chose est sûre, par contre, c’est que Jean s’en moquait complètement.
Georges, lui, c’était plutôt «musique du monde», vous voyez le genre : guitares de Laponie, maracas moldaves et polyphonies papoues du Bas-Béarn. Il paraît qu’il y a des types qui vont dans ces pays, avec des micros, et qui vous ramènent tous ces sons, avec les vrais bruits qui vont autour (un peu comme les yaourts avec des vrais morceaux), pour que vous puissiez vous régaler dans votre salon. La vraie Nature sauvage, avec tout le confort moderne. C’était son truc, à Georges, il pouvait en écouter des heures, un grand sourire au milieu du visage.
Paul, sa passion, c’était le rock. Pas le petit rock du supermarché, celui qui passe en bruit de fond à la radio, avec chanteurs rassurants qui font semblant d’être pas gentils. Non, non, pour Paul, le rock, le vrai, c’était celui qui s’écoute à fond, en balançant la tête de haut en bas, façon «oui», pour bien montrer sa contestation, celui des guitares saturées où les doigts vont plus vite que les notes qu’on entend, celui que quand ça s’arrête, on se dit : «Aah, ça fait du bien, je vais me le remettre tout de suite…»
Et alors, voyez comme le hasard fait parfois des coïncidences, que se passa-t-il un jour ? Les trois chaines hifi des trois frères tombèrent en panne en même temps ! Et quand je dis «en panne», il faut comprendre en fait : définitivement mortes, direction la poubelle. Aussitôt, chacun des frères alla au magasin spécialisé le plus prêt de chez lui, afin de rapidement faire l’acquisition d’un nouvel appareil.
La première question du vendeur fût : «Cher Monsieur, quel est votre budget ?». Ni Jean, ni Georges, et pas plus que Paul ne roulaient sur l’or. Il leur fallait donc se fixer une limite, et, pour les trois, celle-ci fût établie à 100 euros.
«Très bien, Monsieur, pour 100 euros, nous pouvons vous proposer ce modèle, solide, léger, confortable, etcetera, et, tenez, je vois que vous avez apporté un de vos disques préférés avec vous, essayez-le donc sur ce tacot, euh, pardon, sur cette merveille de technologie ailletèque niouaidje disaïn et tout…»
Chacun des frères écouta son disque. C’était parfait, le même plaisir qu’à la maison, la perspective des frissons était bien au rendez-vous. Mais au moment de dire «oui», comme devant Monsieur Le Maire, le vendeur ouvrit la bouche pour en faire sortir ces paroles préfabriquées : «Si vous voulez, je peux vous faire écouter cet autre appareil, là-bas, juste comme ça, un coup d’oreille n’engage à rien, n’est ce pas ?». Va pour le coup d’oreille. Et là, ce fut le choc ! Les basses vrombissaient, les aigus claquaient, la puissance les laissait sur place, les contrastes les saisissaient, les nuances les éblouissaient. C’était tout bonnement extraordinaire. Ils sortirent de l’écoute complètement retournés. Et le vendeur, avec un sens du commerce bien rodé, les incita ensuite à réentendre le premier appareil. Quelle pauvreté, quelle misère, quel ennui…»Combien vaut cette chaine hifi ? Combien ?». «1. 000 euros… et vous avez entendu vous-même, n’est ce pas, pas d’erreur possible, objectivement, la qualité n’a rien à voir…» Effectivement, on pouvait toujours dire que, parfois, la perception peut être orientée par un conditionnement adéquat, mais là, baratin du vendeur ou pas, le son parlait de lui même.
Et oui, mais…les 1. 000 euros, aucun des trois ne les avait. Alors, ils repartirent chez eux avec leur appareil à 100 euros.
Et c’est là que l’histoire prend une tournure différente pour Jean, Georges et Paul. Car, indépendamment de leur éducation commune et de leur goût partagé pour la musique, ils étaient de tempérament et de sensibilité différente. Et, une fois dans leur fauteuil, le disque lancé, voilà ce qui se passa pour l’un des frères : les trente premières secondes, ce fut la déception, le son de l’autre chaine hifi était encore en sa mémoire. Mais, au bout de ce laps de temps, il se laissa aller à sa musique, à son plaisir, et retrouva ses sensations. Et il fût heureux …
Pour le deuxième, les choses ne se passèrent pas ainsi. Il faut croire qu’il avait une mémoire sonore différente, car, même en laissant passer du temps, il ne réussi pas à écouter son disque sans regretter l’autre son. Alors, il économisa, peu à peu, et réussi à rassembler les 1. 000 euros. Maintenant, il a la chaîne qu’il voulait, et il a retrouvé son plaisir. Mais, quelquefois, il a la sensation que le plaisir d’avant n’était en rien moins fort que l’actuel. Par contre, il a la certitude d’avoir payé dix fois plus cher que son frère. Bon, il s’y fera.
Quant au troisième, on peut dire qu’il n’a pas eu de chance. Lui aussi économisa les 1. 000 euros, se privant ainsi des plaisirs qu’auraient pu lui procurer cette somme. Mais, au moment d’acheter son appareil, il tomba sur le vendeur de la première fois. «Oh, mais je vous reconnais. Je savais que vous reviendriez, je sais repérer les vrais amateurs de musique. Et, tenez, je vais vous faire écouter quelque chose, à vous qui avez du goût…» Et oui, le troisième frère fit l’erreur d’écouter la chaîne à 10. 000 euros. Maintenant, non seulement il a son appareil à 1. 000 euros, pour lequel il s’est saigné, mais il est dégoûté de la musique. Le pauvre…
– Merci, Grand-Père, pour cette belle histoire. Mais je reste quand même avec un problème. Dans ton histoire, on est sûr que la chaîne à 1. 000 euros est meilleure que celle à 100 euros. Je suppose que, dans des laboratoires, on a mesuré cette qualité. Or pour mon violon, c’est différent, car je ne suis absolument pas sûr qu’il était meilleur que les deux autres, et personne ne peut me le garantir à 100%.
– Alors, raison de plus pour bien choisir quelle position tu veux adopter, et auquel des trois frères tu veux, ou tu peux, te comparer.
– Merci, Grand-Père.