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De passage à Lagraulet pour les célèbres Master-Class, Viorica Cortez a étonné par sa santé qui semble de fer, son énergie et sa disponibilité pour les chanteurs mais surtout par une gentillesse hors du commun. Elle a accepté de nous parler du chant à travers son expérience immense et elle ne mâche pas ses mots et elle aime les chanteurs !
« Chanter fort ne sert à rien, les décibels ça ne vaut rien »
ResMusica : Vous avez chanté tous les grands rôles de mezzos, sur les plus grandes scènes avec les partenaires les plus prestigieux. Comment cela a-t-il commencé ?
Viorica Cortez : Sans que je le cherche, dès le début on m'a demandé les femmes fatales, Dalila, Carmen…
RM : Lorsque vous avez gagné le concours de Toulouse en 1964, vous veniez de Roumanie avec une belle formation.
VC : Oui j'étais prête, mais j'avais ma fille qui était petite dans les bras et je ne voulais pas partir de la maison. J'étais satisfaite de ma vie de soliste de la philharmonie et de concerts. J'étais prête pour le concert et l'opéra mais je ne voulais pas l'entendre. J'étais heureuse à la maison comme ça. Et quand j'ai gagné le concours de Toulouse, je n'ai plus eu le choix et ils m'ont mis dos au mur. Quand j'ai gagné le premier prix, même si j'étais solide, j'ai eu le fameux vase de Soisson, qui est toujours sur le piano, le diplôme, l'argent et Monsieur Izard, le directeur de l'époque m'a mis dans les mains un contrat pour Dalila. Je lui ai dit que c'était de la folie mais il m'a dit «non ma petite violette tu as un tempérament dramatique».
RM : Dalila a donc été votre premier rôle sur scène ?
VC : Oui, je suis donc rentré le préparer et la saison prochaine le succès a été si grand qu'il m'a fait signer pour Carmen. J'ai crié au fou, «c'est un rôle qu'il faut mûrir !», mais je me suis préparée et ça a nouveaux été un très grand succès. Se sont ensuite enchaînées : Eboli, Amneris, Azucena, et Charlotte.
RM : Tout de suite les rôles les plus lourds. Mais rapidement pour ma génération vous avez été LA Carmen.
VC : Oui curieusement dans bien des théâtres j'ai débuté par Carmen : l'Opéra de Paris, Vienne, le Met, Londres, pour la Scala ça a été Dalila.
RM : Des rôles réclamant tant de puissance vocale !
VC : Je n'avais aucun problème de puissance vocale mais j'étais perfectionniste et je voulais approfondir de tels personnages. Et comme je le dis aux jeunes c'est important de préparer le personnage avant car les metteurs en scènes n'ont jamais assez de temps pour vous préparer. Il faut savoir le personnage, l'action, l'époque, les coutumes etc…
RM : Parmi tous ces rôles, un préféré ?
VC : Cette question, on me la pose souvent mais je ne peux pas y répondre car pour chaque rôle je suis amoureuse du personnage et je l'aime plus que tout autre.
RM : Et les théâtres dans lesquels vous avez chanté ? Le premier : Toulouse, vous avez été adorée ici !
VC : Vous l'avez vu hier soir, je me suis levée pour saluer des gens, ils me suivent partout depuis Toulouse.
RM : Ils vous aiment, vous déclenchez des passions !
VC : Oui et moi aussi je les aime. J'ai chanté énormément de rôles ici. Il y avait monsieur Plasson qui était jeune aussi, on a fait la carrière ensemble, Charlotte, Carmen on a beaucoup répété, beaucoup cherché.
RM : Le meilleur en français et en France.
VC : Oui et si en France c'était normal je suis très fière d'avoir chanté ces opéras français dans toute l'Europe et les Amériques du nord et du sud ! J'adore ce répertoire, il est riche et c'est un style spécial qui n'est pas accessible à tout le monde…
RM : Comment définir le style français ?
VC : Tous les styles sont difficiles, mais la manière de phraser, de dire les mots est particulier en français. Et j'ai remarqué quelque chose : les Français quand ils chantent leur langue c'est de la bouillie alors qu'en italien ou en allemand tout va bien. Ce n'est pas parce que c'est leur langue qu'il ne faut pas articuler. Je dis NON ! C'est une langue si riche, si sublime, si belle et que tout le monde nous envie. Il faut la faire entendre.
RM : Vous avez une histoire d'amour avec la langue mais aussi le pays. Vous habitez Paris depuis longtemps ?
VC : Comme beaucoup de Roumains j'ai été élevée dans le culte de la littérature, la poésie, l'histoire française et quand on vient ici on connaît beaucoup de choses parfois plus que certains Français. Donc je n'étais pas du tout dépaysée et je me suis installée à Paris.
RM : Vous avez beaucoup chanté à l'Opéra de Paris ?
VC : Oui et d'abord Carmen dans la mise en scène de Jean-Louis Barreau en 70. Nous étions en alternance avec Jeanne Rhodes et Francine Arrauzzau, une magnifique Carmen, disparue tragiquement et trop vite oubliée. Un effet de mise en scène inoubliable et dangereux était l'arrivée de Carmen dans une calèche tirée par six chevaux blancs. Il fallait se tenir pour ne pas se retrouver dans l'orchestre !
RM : Quel a été ensuite le deuxième grand théâtre d'Europe ?
VC : Je crois bien que c'était Vienne… À Vienne il n'y a qu'une petite répétition pour savoir se déplacer sur scène. Si on est parfaitement préparé du point de vue musical et si on déjà chanté le rôle, ce n'est pas dangereux mais sans répétition d'orchestre je trouve que c'est criminel. C'était une Carmen aux pieds nus, puis j'y ai chanté Azucena et beaucoup d'Eboli (il y avait Ghiaurov). Ils ont même écrit à mon propos «la bombe de l'art lyrique». Au Covent Garden j'ai beaucoup chanté Carmen et Amneris, mais il y a eu aussi des surprises. Je chantais à la maison, à Paris l'Œdipus-Rex de Stravinsky dans la fabuleuse mise en scène de Lavelli. Alors que j ‘étais couchée vers une heure du matin le téléphone sonne. C'était mon agent qui me demandait si j'étais libre le lendemain et si j'acceptais de chanter Charlotte à Londres. J'ai accepté. En scène, vous savez on est en transe, on ne se rend pas compte. Après j'étais contente, ça s'était bien passé. La critique a écrit : «la miraculeuse Cortez dans Werther !» Entrer plouf comme ça dans une production préparée depuis trois semaines pour Berganza, c'est pas mal, non ?
RM : Oui quel courage, mais vous pouviez compter sur une préparation extraordinaire et vous connaissez le rôle parfaitement.
VC : Oui et c'était avec Krauss ! Puis il y a eu le Met ou on nous faisait signer les contrats très longtemps à l'avance. Là aussi ça a été Carmen avec Richard Tucker extraordinaire Don José pour la voix et le personnage. Puis Aida et Norma avec Scotto.
RM : Un pan de votre carrière c'est le bel canto.
VC : Oui j'avais des facilités pour le coté dramatique et pour les coloratures. J'aurais pu faire les Rossini, mais à part Tancrède on ne me le demandait pas. À force de chercher j'ai su pourquoi. On m'a répondu mais Viorica où veux-tu qu'on trouve un ténor pour être à côté de toi (j'étais grande et maigre !). Ce n'est donc pas à cause de la voix que je n'ai pas fait Rossini car j'avais toutes les coloratures. Et surtout il avait un régiment de Rosine et pas tant de monde pour les grands rôles. Au Met il y a aussi eu Adrianna Lecouvreur avec Scotto et Domingo, c'était d'une beauté ! Puis Chicago etc… puis l'Amérique du sud avec Caraccas, Rio, Buenos Aeres. Quand je partais en Amérique j'y restais trois, quatre mois. C'est l'époque où j'ai fait les rôles russes comme la Khovanchtchina.
RM : Vous aviez un agent pour tout coordonner mais avez-vous demandé certains rôles ?
VC : Bien sûr et un excellent agent. Tout s'enchaînait si vite que je n'avais pas le temps de demander. On me demandait toujours quelque chose.
RM : Vous est-il arrivé de refuser un rôle ?
VC : Oui lorsqu'un grand chef français est venu me dire : «Viorica tu as des aigus superbes et un tel tempérament je veux faire Tosca avec toi !». Là j'ai dit non. Ce n'est pas parce que je peux chanter «Vissi d'arte» que je peux chanter tout le rôle. J'ai dit non à ce «grand chef». Alors il m'a demandé Marie de Wozzeck. J'ai décliné. Puis du Ginastera (un compositeur latino-américain). J'ai regardé la partition et lui ai dit. «C'est un rôle de soprano dramatique. Je ne veux pas y laisser la peau, j'ai de belles choses et difficiles à chanter qui sont bien écrites pour ma voix, je veux continuer à bien chanter ces rôles». Il est vrai que la différence est mince entre mezzo et soprano dramatique mais ce n'est pas la même chose.
RM : Grace Bumbry a abordé des rôles de soprano.
VC : Oui mais elle l'a payé. Pour son Abigaille de Nabucco à Paris j'étais Fenena et elle a eu des huées. Un jour je lui ai demandé «Mais Grace tu es magnifique, nous avons des rôles somptueux, quelle mouche te pique ?». Elle m'a répondu toute excitée : «j'adore ça !» Moi aussi j'adore la Reine de la Nuit !!!!!! Mais vous savez le répertoire est formidable et j'ai aussi continué les concerts, donc j'ai fait plusieurs fois le tour du monde avec un répertoire énorme. J'avais toujours plusieurs rôles en chantier et je n'avais jamais de temps. Ma chance est d'apprendre très vite, de lire rapidement les partitions et d'avoir une excellente mémoire. Je le dois à ma formation. C'est à La Scala que j'ai peut être le plus chanté, avec Freni, Domingo, Raimondi, Caballe, avec elle j'ai beaucoup chanté. Norma, Anna Bolena, Maria Stuarda, Le Trouvère, Don Carlo…
RM : Dans Maria Stuarda comment pouviez-vous avoir l'air si méchantes ?
VC : Alors que nous étions très copines et nous entendions parfaitement… La première fois que nous avons chanté ces rôles c'était une magnifique production à Chicago et elle avait une cravache et me la mettait sous le menton, vous imaginez l'effet ! Des véritables flammes nous sortaient par les yeux, alors qu'ensuite nous en rigolions… quand on est scène on oublie tout, mais rien qu'un moment rassurez-vous. Nous étions comme une grande famille qui se retrouvait autour du monde. Les plus grands et tous humbles. Même nos cachets étaient quelconques, pas comme aujourd'hui. De nos jours, je ne veux pas critiquer, le business est excellent, pourtant mélangé à l'art ce n'est pas bon
RM : Même à ce niveau le public peut être très dur.
VC : Oui à la Scala, mais pas celui des premières, du parterre et des balcons, non celui très modeste, de la loggione, il vient depuis 40 ans, connaît les opéras par cœur. Alors si vous arrivez et n'êtes pas à la hauteur de leurs exigences ils ne peuvent pas l'accepter. Une femme très pauvre m'a dit : si des chanteurs meilleurs que les nôtres viennent on les adore, s'ils sont bons mais en dessous, qu'ils restent chez eux.
RM : Pourtant Alagna ou Pavarotti ont eu des ennuis, on ne peut pas dire qu'ils étaient en dessous des autres….
VC : Alagna je ne sais pas ce qui c'est réellement passé car chacun a sa version, mais Pavarotti, en ce qui concerne son organe unique et sa voix d'or, pas de soucis, mais tout le monde sait que musicalement il ne lisait pas bien la musique. Il y des fois ou il ne maîtrisait pas assez la partition et le rôle….
RM : Donc le public n'aime pas seulement les belles et grandes voix
VC : Il y des voix, des sopranos… par exemple, je pense à une qui avait une voix….. [elle fait un geste tout petit] qui sans être minuscule était petite mais ce qu'elle en faisait, incroyable, c'était bouleversant. Et elle était une des plus grandes sopranos du monde, elle a fait des disques et tout… Quand elle chantait Mimi tu pleurais ! Alors je dis toujours à mes élèves qu'une grande voix ne m'impressionne pas et le volume non plus. Ce qui compte c'est d'émouvoir le public, lui transmettre quelque chose de l'émotion du rôle. Chanter fort ne sert à rien, les décibels ça ne vaut rien. Il y a d'aussi grandes voix qu'avant, il y en a plein, de bons chanteurs je vous l'assure, mais ils n'ont pas la chance de faire la carrière. Il n'y a plus de troupes, ils se préparent, dépensent argent et énergie, gagnent des concours mais sans signer de contrats. En France, le ministère de la culture ne s'occupe pas des jeunes chanteurs, pourtant très bien formés. Et je tiens à le dire. On compte les chanteurs français de talent qui font arrière sur les doigts d'une main. Franchement j'ai chanté dans le monde entier, mais comment se fait-il qu'en France, à Aix, à Toulouse il peut y avoir une distribution sans un nom français, parfois pas même dans les petits rôles…
RM : Oui je pense à des Contes d'Hoffmann récents. Comment comprenez-vous ce fait ?
VC : C'est quelque chose de typiquement français : ouvrir grand les bras aux autres et les fermer aux Français ! Même pour des chefs d'orchestre. Je ne peux pas me l'expliquer. Même des grands noms ont eu des problèmes à Paris.
RM : Régine Crespin ?
VC : Oui même en étant de l'opéra en y ayant chanté des grands rôles, étant une grande dame de la musique et elle a eu des problèmes. Alors vous pensez les débutants, ils n'ont pas même le temps de débuter….
RM : Les jeunes de la classe de chant sont prometteurs ? Vous les aidez à préparer des concours ?
VC : Oui bien sûr. Et ils ont eu de très bons professeurs, ils ont des tas de qualités. Je leur dit de se battre. Je suis souvent dans les jurys je les encourage mais ils ne sont pas aidés. Comparons avec l'Italie, la patrie du belcanto. J'y ai chanté très, très souvent. Il y avait chaque fois une personne qui m'obtenait mon autorisation du ministère, autorisation de chanter le rôle. Il fallait justifier qu'il n'y avait aucun chanteur italien capable de très bien chanter le rôle qui soit libre. Et pour chaque rôle…. là-bas le syndicat des artistes est très puissant. Il n'y a rien de tel en France. La loi dit que sur une production lyrique il ne faut pas plus de 30 pour cent d'étrangers. Je me souviens d'un Trouvère à Naples, où seul Ferrando était italien. La distribution comportait Caballe, Domingo, Glossop. Pendant un grand air de Caballe il y a eu des tracts lancés des balcons et même des insultes très vulgaires lorsque Caballe a demandé de les laisser chanter. C'est très moche. Mais les syndicats avaient prévenus….
RM : Donc vous pensez que les jeunes chanteurs ne sont pas assez aidés, pas assez protégés ?
VC : Oui ce que Gabriel Bacquier et les autres ont fait il y a 15 ans c'est très bien mais trop tard. Ce que je vous dis me tient à cœur, vraiment ! Avec Andréa Guiot, et Gabriel Bacquier on se disait qu'il faut qu'on fasse attention on n'est pas contre les étrangers, surtout moi je ne veux pas dire ça, je demande juste une sorte de parité. Qu'on fasse en France ce qui se fait ailleurs n'est pas un rejet mais une protection. Et surtout dans les opéras français.
RM : Un rôle vous a-t-il laissé des regrets ?
VC : Oui alors qu'en allemand j'ai adoré chanter du Wagner (Venus), du Strauss (Clytemnestre et Hérodiade), j'avais préparé Oktavian que je n'ai jamais pu chanter. C'est le regret de ma vie. Chaque fois qu'on me l'a demandé je n'étais pas libre.
RM : Vous avez dit dans votre classe de chant l'importance que vous apportez à Mozart.
VC : Oui je n'ai pas chanté d'opéra mais de la musique sacrée. Ça a l'air simple mais c'est très difficile. Par contre après ça permet d'aborder bien des rôles. C'est comme les «Arie antique» ils sont d'une importance capitale. Avant l'opéra il faut chanter, oratorio, mélodies, lieder et ensuite les opéras. J'ai toujours conservé une activité de récitaliste. C'est très important pour la voix. Et le répertoire est énorme.
RM : Aujourd'hui allez-vous à l'opéra ?
VC : Je suis une artiste de l'Opéra Garnier. Un fois je suis allé écouter quelqu'un que j'avais préparé pour un rôle à Bastille. Je n'y suis jamais retourné car je souffre ce n'est pas un théâtre humain c'est une usine c'est tellement grand que c'est sonorisé ! Ce n'est pas comme le Met qui a trouvé un équilibre, à Bastille il y a quelque chose d'artificiel et de plus ce n'est pas vrai que Bastille va aider à démocratiser l'opéra. Je ne suis pas indifférente, je m'informe je lis, mais je n'y vais plus tellement à l'opéra.
RM : Vous aimez enseigner ?
VC : J'ai la chance d'avoir un don pour enseigner. Je veux en faire profiter. Mais comme je suis encore en activité je ne donne pas des cours au long terme. Je demande aux élèves de travailler aussi sans moi. C'est un travail à deux. Je leur demande de réfléchir et chercher. Ce n'est pas le professeur qui fait tout. Je vois souvent rapidement le problème et la manière de le résoudre. Je n'aime pas donner la béquée. J'aide un temps, le temps de dépasser un problème, de préparer un rôle, un air pour un concours. Je n'aime pas instaurer une dépendance. Chanter c'est un métier ou il faut compter sur soi, être indépendant pour aller loin.
RM : Quels sont vos projets ?
VC : Oh les mezzos ont une troisième vie ! Même avec une activité réduite j'ai encore des rôles très intéressants. Le Dialogue des Carmélites en Espagne bientôt. Demain je chante. Tenez je vais même être Dieu !… [Rires] C'est sérieux ! Ce sera à Montpellier dans une création de Valentin Villenave en février 2009 je serai Dieu. Elle n'est pas belle ma vie de mezzo ?