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Le pianiste Emile Naoumoff, dernier élève de « Mademoiselle »

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Après la sortie d’un album consacré aux Nocturnes de Fauré et diverses célébrations autour de Nadia Boulanger (dont un livre sorti chez Symétrie), rencontre avec celui qui fut le dernier élève de « Mademoiselle », lui-même pianiste, pédagogue et compositeur.

« Je n’ai pas étudié Fauré dans les autres écoles de musique dans lesquelles j’ai étudié, considéré comme hermétique »

ResMusica : Emile Naoumoff [NDLR : se prononce comme cela s’écrit] merci de passer ces quelques instants pour ResMusica…

Emile Naoumoff : Merci d’avoir très bien prononcé mon nom.

RM : Ah bon ?

EN : Oui, j’ai eu droit à tout…

RM : Bien, Emile Naoumoff, vous êtes surtout connu pour avoir été le dernier élève de Nadia Boulanger

EN : Oui, c’est moi qui l’ait achevée.

RM : Vous l’avouez ! Surtout vous venez d’enregistrer les Nocturnes de Fauré, vous avez réalisé une réduction pour piano du Requiem… Fauré n’est pas venu par hasard dans votre univers musical ?

EN : Certes, mais pas par obligation non plus. Fauré était aussi légitime dans mes études auprès de mademoiselle Boulanger que Mozart, Haydn, Beethoven ou Schumann. Ce n’était pas pour étudier de la musique française, ni du XXe siècle, qu’il n’est pas vraiment. C’était pour étudier… Fauré ! Comme Schumann est Schumann. Le but n’était pas d’étudier un certain aspect d’une époque. En dehors de mademoiselle Boulanger, elle-même ancienne élève de Fauré, et de son amour pour cette musique – ces musiques devrais-je dire, en raison de la diversité de style de ce compositeur – je n’ai pas étudié Fauré dans les autres écoles de musique dans lesquelles j’ai étudié, considéré comme « hermétique ». Le langage fauréen était une évidence pour mademoiselle Boulanger, qui l’a connu alors qu’elle était enfant. J’ai moi-même été enfant quand j’étais l’élève de Nadia Boulanger. Deux évidences qui se sont imposées sans être des impositions esthétiques.

RM : Fauré est peu étudié au Conservatoire de Paris, dont il a pourtant été le directeur… Et même aujourd’hui Fauré reste peu défendu. Chopin, Liszt, Schumann, Beethoven, Debussy ou Ravel sont toujours programmés dans les récitals. Fauré plus rarement. Comment l’expliquez-vous ?

EN : Il n’a pas été lui-même un disciple du Conservatoire. Et dans cet établissement il a créé une véritable révolution en imposant l’étude de Jean-Sébastien Bach et du chant grégorien. Il vient de l’école Niedermeyer, donc a une formation de musicien d’église. Sa formation pour nous, actuellement, nous paraît essentielle ; dans un établissement ou primait l’opéra plutôt que le contrepoint, non. Il n’est pas vraiment ignoré, mais mal compris parce que mal entendu. Par exemple pour l’oreille interne d’un pianiste qui joue du Fauré ceci lui parait touffu, car la lecture est faite verticalement, par accords. Or chez Fauré nous avons des strates de voix superposées qu’il faut pouvoir chanter, élaguer, goûter et entendre individuellement chaque mélodie. Cette indépendance des voix nécessite une transparence de jeu, une mise en valeur les plans sonores de manière constante, pas seulement pour le confort des doigts. Les dissonances deviennent âpres, les résolutions sont tellement retardées qu’elles deviennent déjà de nouvelles tensions, il y a dans ce langage énormément à faire au piano pour le rendre lisible pour l’auditeur. Beaucoup de pianistes ne font pas cet effort, et à l’audition Fauré paraît ainsi hermétique. Je pense qu’il faut l’écouter puis le jouer avec une lecture horizontale, comme une narration à plusieurs voix.

RM : Cela peut expliquer son oubli ?

EN : Fauré n’est pas oublié, sa musique est tout de même régulièrement jouée, mais il est mis à l’écart. Dans un sens beaucoup d’interprètes ne le servent pas, et par conséquence le public n’est pas dans un « bain musical » fauréen, contrairement à Chopin, Liszt ou Debussy. Quand un jeune élève de piano joue du Mozart, il connaît déjà bien le langage de ce compositeur. S’il joue un Nocturne de Fauré, il a plus de mal à se faire une idée et doit « débroussailler » seul ce terrain musical. Une bonne compréhension du texte donne une bonne envie d’en jouer et donc une bonne envie d’en écouter.

RM : Peut-être est ce que par Fauré ne vient pas directement de la tradition du grand piano romantique ?

EN : Oui, mais dans les Nocturnes de jeunesse ou le Quatuor avec piano n°1 il y a beaucoup de réminiscences de Chopin. Ces œuvres ont été écrites entre 1870 et 1880, Liszt et Wagner existaient encore, Brahms n’avaient pas écrit ses ultimes opus, on ne se rend pas toujours bien compte que Fauré s’inscrit pleinement dans le romantisme. Sa surdité va changer son langage musical au début du XXe siècle, à la manière de Beethoven. Il abandonne toute forme de séduction pour aller à l’essentiel. Tel Beethoven qui vient de Haydn et va au-delà, Fauré vient de Chopin et va au-delà.

RM : Passons à d’autres compositeurs. Vous avez déclaré que si vous n’étiez pas musicien, vous seriez archéologue.

EN : Complètement !

RM : Justement vous défendez nombre de compositeurs oubliés, de partitions exhumées, telle les Heures dolentes de Gabriel Dupont. Qu’est-ce qui vous motive dans ce travail d’archéologue musical ?

EN : C’est l’autisme de l’histoire de la musique que je voudrais combattre. Non pas par désir de combat mais par conviction pour cette musique, en l’occurrence celle de Dupont que vous me citez, qui me parle à l’âme. Au moment où Dupont écrivait ses Heures dolentes, Debussy composait ses Préludes. Je me suis pris d’amour pour cette musique que j’ai cherché à faire renaître. J’ai convaincu un ami de l’enregistrer sur support numérique et je suis en train de convaincre un producteur de l’éditer. Le problème étant toujours l’argent le projet reste encore bloqué en raison de cela. J’espère que le label des Nocturnes [NDLR : Saphir production] voudra bien sortir ce Dupont. C’est aussi important que de défendre la musique contemporaine, une autre de mes activités, je viens de créer plusieurs œuvres pour flûte et piano de Yuko Uébayashi. Il faut servir les musiciens, pas seulement se servir soi-même avec un répertoire trop utilisé. Il faut donner le maximum pour faire découvrir l’inconnu ou l’oublié. Gabriel Dupont est malheureusement mort trop jeune en 1914 dans un moment chargé d’histoire. Sa musique me parle et peut parler au public. Debussy sera toujours reconnu quoi qu’il advienne. En son temps Dupont avait une certaine notoriété, oubliée depuis. Au fond chaque compositeur a besoin d’un interprète qui lui est dévoué. Robert Schumann a eu la chance d’avoir Clara Wieck, qui l’a inlassablement défendu toute sa vie durant. Dupont n’a pas eu cette chance.

RM : Mais vous trouvez ces partitions avec une culture et un vécu qui vous sont propres. Cette musique de Gabriel Dupont, d’après vous, d’où vient-elle ?

EN : César Franck, Charles-Marie Widor et… lui-même, profondément.

RM : Forcément !

EN : Non, justement. D’un coté toute musique vous rappelle quelque chose car il n’y a pas de génération spontanée de la création, et à un moment donné… « la sauce prend », chez Dupont comme chez tous les grands créateurs, les ingrédients sont identifiables mais la musique entendue est « elle-même ». Chez d’autres, on entend que les ingrédients, beaucoup de métier dans l’écriture musicale, mais peu d’inspiration. Mais une fois de plus si un compositeur n’est pas connu, c’est qu’il n’est pas suffisamment interprété. Le plus important n’est-il pas d’être convaincu de ce que l’on fait ? Au-delà de l’archéologue qui trouve la partition, c’est l’interprète qui va la communiquer au public.

RM : Vous avez servi un autre compositeur inconnu en tant que tel, et pourtant si célèbre par ailleurs : Glenn Gould. D’où vient-il lui aussi ?

EN : Voilà un compositeur qui aurait du composer à partir de la cinquantaine. Les œuvres de Gould datent de sa jeunesse, elles semblent témoigner d’une créativité en friche. Tous ses manuscrits, incomplets, sont issus d’un « premier jet ». J’ai du retravailler ces partitions pour donner une cohérence à tout cela. Son esthétique personnelle est très Deuxième Ecole de Vienne et Post-romantique. Il est né à cette époque d’ailleurs. Ses pièces sont très expressionnistes et très elliptiques, plus des esquisses que des œuvres accomplies. Bach l’a quelque part inhibé dans sa démarche de compositeur. Quand on est au contact du soleil on se brûle. Gould compositeur ne surprend pas malheureusement.

RM : Vous voulez dire qu’il est prévisible ?

EN : Oui, j’ai à ce sujet une anecdote. Ses manuscrits n’avaient pas tous été réunis, il manquait une page dans une pièce, et la date d’enregistrement approchait. J’ai donc du concocter quelques mesures de transitions pour passer d’une idée musicale à une autre. Après les séances de prise de son, la feuille manquante nous est parvenue. J’avais inconsciemment recomposé près de 80% de ce que Gould avait écrit. Mais il ne faut pas tout de même ignorer le compositeur Gould, il est mort trop tôt et n’a pas pu tout nous dévoiler. Ces esquisses ressuscitées n’ont de valeur que pour ce qu’elles sont : des premiers jets inaboutis d’une esthétique tronquée. Un travail passionnant d’archéologue.

RM : L’archéologue recrée virtuellement un monument ou une société d’après les traces laissées. Vous, vous recréez une partition en prenant son original, que ce soir le Requiem de Fauré réduit au piano ou en orchestrant les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Pourquoi se réapproprier ainsi ces œuvres ?

EN : Le Requiem de Fauré se rapproche énormément des chorals de Bach. Ceux-ci ont été transcrits au piano du temps de Fauré, donc transcrire le Requiem de Fauré est dans une continuité logique, d’autant plus que c’était l’œuvre favorite de Nadia Boulanger, la seule qu’elle dirigeait, et qui fut exécutée lors de ses funérailles. C’est une œuvre particulière dans mon Panthéon personnel.

RM : Après Dupont, Boulanger, à qui le tour ?

EN : Je ne sais pas encore, mais je reste toujours ouvert et curieux.

Crédits photographiques : © Université d’Indianapolis

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