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C'est en 1988 que Rachid Safir fonde « les Jeunes Solistes ».
« La musique contemporaine est trop souvent interprétée par des musiciens qui lui sont quasi exclusivement dédiés. Ce qui n'est pas le cas des Jeunes Solistes, qui la considèrent comme une musique parmi toutes celles que nous chantons. »
Subventionné par le ministère de la Culture et soutenu par la SACEM, l'ensemble vocal a suscité une cinquantaine de créations en moins de vingt ans. Le haut niveau d'exigence artistique et le disque ont rapidement imposé les Jeunes Solistes parmi les formations majeures de musique vocale de chambre. Les Jeunes Solistes entretiennent aujourd'hui un partenariat avec l'Opéra de Paris, où ils proposent leur propre saison de concerts. Leur enregistrement qui vient de paraître chez Soupir, Angels, consacré à la musique vocale sacrée du compositeur britannique Jonathan Harvey, rencontre un vif succès, public et critique. Le 24 mai, ils créent Cité de la Musique, avec l'Ensemble Intercontemporain, Delights pour huit voix, ensemble et électronique du compositeur suisse Xavier Dayer.
ResMusica : Qu'est-ce que les Jeunes solistes apportent de différent au chant choral, par rapport à leurs homologues ?
Rachid Safir : Nous travaillons sur un concept généraliste. La musique contemporaine est trop souvent interprétée par des musiciens qui lui sont quasi exclusivement dédiés. Ce qui n'est pas le cas des Jeunes Solistes, qui la considèrent comme une musique parmi toutes celles que nous chantons. Elle réintègre ainsi son corps d'origine. Car, même si nos enregistrements sont pour le moment uniquement consacrés à la création, ce n'est pas le cas de la majorité de nos concerts. Notre instrument est de même nature pour la musique contemporaine que pour la musique ancienne. Ce qui n'est pas une régression mais un réel progrès : la voix est une, même si l'on en fait plusieurs utilisations. La tabula rasa ne fonctionne pas en matière vocale, car il y a des impératifs de formation classique. Ne faire que de la musique d'aujourd'hui dessèche, le chanteur risquant de devenir une sorte d'automate et de ne plus avoir la capacité de remettre de la sensibilité dans la musique.
RM : Quelle est la spécificité des Jeunes Solistes ?
RS : La modularité, grâce au fait qu'il se trouve toujours un chef devant. Ce qui pourrait paraître inutile ou superflu pour le type de travail que nous faisons. Mais mon expérience avec A Sei Voci m'a permis de mesurer combien la musique de chambre vocale est complexe à régler de l'intérieur. C'est pourquoi je pense que le fait de la présence d'un chef aide à la mise en place parce qu'elle sous-tend le recul d'une oreille externe. Le chef a la capacité de demander précisément le type de transaction à mettre en œuvre pour chaque chanteur au sein du groupe, de façon ordonnée en regard du projet, le placer dans la globalité, l'inciter à chanter moins fort par rapport à ses voisins, à colorer de telle façon plutôt que d'une autre, etc. Ce qui est impossible à faire de l'intérieur. On peut obtenir un son, comme pour A Sei Voci, où nous étions tous chanteurs. Mais le nombre de négociations nécessaires avant de déterminer entre nous ne serait-ce que pour une hauteur de bémol est inimaginable ! Dans un tel ensemble, chaque chanteur a une force de décision analogue, la tolérance des uns à l'égard des autres oblige à des stratégies de cœxistence, et, surtout, personne n'entend le résultat global. En effet, contrairement à un quatuor à cordes, les chanteurs n'entendent pas ce qui sort d'eux, ou ce qu'ils entendent n'est pas ce que ceux qui les écoutent reçoivent. Lorsque Bernard Fabre-Garrus a pris la direction de A Sei Voci, l'ensemble a fait un grand bon en avant. Les Jeunes Solistes peuvent changer de son d'une seconde à l'autre, selon les œuvres et des lieux, grâce au fait qu'il est dirigé par un chef. C'est cette modularité là qui constitue notre principale force.
RM : A quels types de voix faites-vous appel pour les Jeunes Solistes ?
RS : Dans les années 1970, j'ai pris conscience du fait que tout un pan de l'histoire de la musique restait dans l'ombre, le répertoire de la polyphonie, qui requiert des chanteurs exceptionnellement compétents. En effet, il ne suffit pas de posséder une jolie voix pour en faire, il faut surtout être très musicien, autant au sens technique qu'artistique. Or, au fur et à mesure de mon expérience, je me suis aperçu qu'il se trouvait de plus en plus de chanteurs exercés à ce mode d'expression. J'étais persuadé que si je créais un ensemble de chanteurs dans lequel se manifesterait un haut degré d'exigence technique, je prendrais du plaisir à faire de la musique. Je n'étais pas certain de déceler les gens capables de répondre à mes espérances, mais j'ai eu la surprise de recevoir, dès la première annonce de recrutement, quatre-vingts candidatures. Parmi elles, il se trouvait des gens plus ou moins brillants, mais j'ai repéré ce que je cherchais : des chanteurs à qui on remet une partition et qui n'ont pas de problème pour la lire, parce qu'en concert, si l'on n'est pas capable de rattraper une défaillance, c'est la catastrophe ; si l'on est obligé de se raccrocher à une partition pour comprendre ce qu'il convient de faire vocalement, on oublie la musique. J'ai très vite disposé d'une équipe très solide. La première œuvre que nous avons montée a été Mots de Betsy Jolas, page assez complexe à mettre en place, mais que je n'ai eu aucun mal à la réaliser. Ainsi, nous avons pu faire de la musique sans attendre et aller au fond des choses.
RM : Où se situe l'âge d'or de la polyphonie ?
RS : En gros, à Guillaume de Machaut, voire à Pérotin, un siècle plus tôt. D'ailleurs, cet été 2007, nous chantons Pérotin, Guillaume Dufay, Johannes Ockeghem et Josquin Desprez. C'est peut-être ce qui nous permet d'interpréter la musique contemporaine de façon approfondie, parce que nous l'abordons comme nous le faisons pour la musique ancienne. D'autant plus qu'avec les chanteurs, nous ne connaissons pas les problèmes d'organologie inhérents aux instruments. Pour peu que nous disposions de personnes qui s'y intéressent, il est possible de s'orienter vers les répertoires les plus divers. Mes chanteurs ont été formés à Massenet et à Bizet, certes, mais ils sont aussi capables de travailler leur technique de sorte à chanter correctement du Dufay. Je ne suis pas sûr que l'on puisse le faire avec des interprètes de Wagner, parce que, dans ce dernier répertoire, les impératifs techniques sont particuliers. Mais il s'agit là d'un cas extrême, bien que, voilà une trentaine d'années, ces chanteurs étaient considérés comme les seuls professionnels authentiques. Aujourd'hui, le décibel n'est plus l'unique signe de professionnalisme. Lorsque les violonistes sont passés d'un instrument moderne à un instrument baroque, nous avons assurément perdu de la puissance mais pas en musicalité. Seuls les problèmes techniques subsistent, mais de façon plus ou moins irrationnelle.
RM : Se trouve-t-il des spécificités françaises en matière vocale ?
RS : Contrairement à une idée reçue, les chanteurs français travaillent beaucoup. Depuis les années 1970, les progrès sont considérables, sur tous les plans, technique de chant, culture musicale, etc. Le grand chef de chœur suédois Eric Ericson m'a dit, un jour où je l'accueillais au Centre polyphonique de Paris que je dirigeais alors : « Je préfère diriger en France, parce que les chanteurs travaillent. A Londres, une fois que les gens ont lu la partition, c'est terminé. En revanche, ils lisent beaucoup mieux que les Français. » Les chanteurs britanniques, à l'aune de qui l'on ne cesse de se mesurer en France, sont de fait plus forts que nous en matière de déchiffrage, parce que, contrairement à nous, ils font du chant choral dès l'enfance, continuellement. Mais une fois qu'ils ont lu l'œuvre, ils ne savent pas toujours quoi en faire. En France, le chœur n'est certes pas un instrument naturel de notre culture, mais nous faisons beaucoup de recherches sur l'interprétation, les sonorités, la mise en espace, etc. Quand j'ai commencé à chanter, les étudiants chanteurs étaient tous formés pour faire de l'opéra et, de temps à autres, participaient à la Chorale Elisabeth Brasseur, en quête de quelque cachet. J'ai saisi l'importance de la polyphonie grâce à Charles Ravier, qui avait fondé à la radio dans les années cinquante l'Ensemble Polyphonique de Paris. C'était alors l'un des seuls groupes vocaux français à travailler sur le modèle britannique. Ravier m'a fait découvrir les trésors d'expressivité inhérents à ce type de répertoire. Il est à la base du mouvement et il m'a très vite donné l'envie de me tourner à mon tour vers cette musique.
RM : Qu'est-ce qui vous incite à privilégier la création ?
RS : Ce qui m'intéresse chez les Jeunes Solistes, est l'instrument « ensemble de chambre ». Attiré par tous les répertoires, je considère la musique contemporaine comme faisant partie d'un tout. Mais elle n'avait aucun intérêt à mes yeux telle qu'elle était interprétée, le plus souvent, dans les années 1970, parce qu'on ne la faisait pas de façon assumée. Aujourd'hui, la lecture « chirurgicale » ne suffit plus. Même dans la musique de création, on peut mettre de l'affect, de l'interprétation. A moins que ce soit un élément de style, la simple lecture n'est pas de l'interprétation. Avec un ensemble comme le nôtre, je peux interpréter la musique contemporaine comme je le fais avec les musiques ancienne et romantique. C'est indispensable à la vie de l'œuvre, car je suis convaincu que, quand on entend une création simplement lue avec virtuosité, on n'entend pas l'œuvre. Il y a aussi le plaisir de travailler avec un compositeur sur une œuvre nouvelle. Nous ne voyons pas le compositeur au cours de la genèse de l'œuvre nouvelle. Il écrit, puis il nous remet sa partition, que j'étudie ensuite, avant de le rencontrer pour lui soumettre mes premières impressions et remarques. Puis je travaille avec l'ensemble, et le compositeur ne revient pas avant que nous nous sentions prêts. En fait, il nous donne un objet, nous vérifions que nous avons plus ou moins compris la teneur de cet objet, qu'il n'y a pas de malentendus, puis je retourne vers lui pour m'assurer que nous ne faisons pas fausse route.
RM : Quelle est votre approche de la musique contemporaine ?
RS : Nous ne voulons pas faire de création sans l'avoir intériorisée, pris le temps de faire nôtre l'œuvre nouvelle. La lecture n'est que le début du travail. Ensuite, il convient de comprendre ce que nous avons lu. La compréhension passe par un processus d'intégration quasi physique, impossible à réaliser dans notre domaine sans avoir vraiment pris le temps de l'assimilation.
RM : Quelle place occupe le disque dans l'activité des Jeunes Solistes ?
RS : Son rôle est capital. Avec A Sei Voci, nous avons eu beaucoup de mal à exister tant que nous n'avons pas eu de disques. Si bien que, dès les premières années d'existence des Jeunes Solistes, nous avons investi dans les enregistrements. Notre premier disque a été consacré à Klaus Huber et ses Canciones de circulo gyrante. Dès lors, tous les deux ou trois ans, nous essayons de produire un nouveau disque pour façonner la mémoire de notre travail en musique contemporaine. Aujourd'hui, notre discographie compte une quinzaine de références dont nous sommes propriétaires des bandes. Ce qui est fondamental, parce que, même si le marché du disque est assez éteint en ce moment, c'est par le disque que nous avons pu propager notre niveau de travail. Malheureusement, nous n'avons pas encore illustré la partie musique ancienne et de répertoire, si ce n'est dans le cadre de projets globaux de compositeurs qui ont conçu ainsi leurs œuvres, comme Klaus Huber avec Carlo Gesualdo ou Thierry Pécou avec Guillaume Dufay. Mais nous avons des projets dans ce sens, y compris de musique chorale, qui, souvent, gagne à être chantée à une voix par pupitre. Car ce qui relève de la poétique, de l'expressif gagne à être interprété par des chanteurs solistes. Mais je tiens à éviter la reconstitution, pour ne faire que des choses signifiantes sur le plan musical. Je commencerai par la musique française, où je me sens vraiment à l'aise, Debussy, Ravel, Poulenc.