Salvatore Sciarrino: entre esprit de la tradition et esprit contemporain
Plus de détails
L'entretien inédit que nous proposons a été réalisé à Ravello en août 2004 le jour de la toute première représentation de Lohengrin II, dessins pour un jardin sonore. Cette nouvelle version de Lohengrin, action invisible, qui prévoit la transformation électronique des sons en temps réel, selon la technique dite du « live electronics » a eu lieu dans la Villa Rufolo, le jardin qui en 1880 inspira à Wagner l'endroit mythique de Klingsor.
« Je suis sûr que la connaissance de la technique musicale affine l'écoute. »
Le compositeur considère ses compositions entre 1959-62, ainsi que sa première œuvre officielle aboutie en 1966 : Sonata per due pianoforti, comme un simple travail scolastique. Sa production, très vaste, s'étend aux plus diverses typologies organiques : de la musique de chambre à la musique chorale, vocale et symphonique, sans oublier son engagement envers l'opéra et son long et constant travail de transcription d'œuvres traditionnelles (voir les madrigaux de Gesualdo de Venosa, les sonates de Scarlatti, les cadences pour les concerts de Mozart). Son monde musical, mais aussi artistique et littéraire, est le produit d'une synthèse entre esprit de la tradition et esprit contemporain. Sa grande originalité lui vaut de n'être affilié à aucun courant musical défini.
ResMusica : L'auditeur moyen imagine souvent que l'artiste contemporain le trompe ; que sa musique est une sorte de labyrinthe, le royaume du « n'importe quoi » alors qu'à l'écoute d'œuvres familières, il éprouve une sensation de bien-être. Selon Pierre Boulez c'est dans la partition qu'il faut trouver un point de repère que l'auditeur « peut suivre ». Qu'en pensez-vous ?
Salvatore Sciarrino : A mon avis, cette façon aristocratique de Boulez d'envisager l'écoute n'est qu'une déformation professionnelle de celui qui veut absolument privilégier la technicité du fait musical au détriment du mécanisme musical, qui représente la valeur même du langage, c'est-à-dire son essence communicative.
Je suis sûr que la connaissance de la technique musicale affine l'écoute et l'attention vis à vis des mélomanes mais ce n'est pas le « particulier mélomane » qui donne le sens d'un discours. Le sens procède d'une familiarité, d'une connaissance, mais surtout d'un rapport affectif et émotionnel vers tel langage ou telle œuvre. Nombreux sont les excellents auditeurs qui ne sont pourtant pas musiciens.
En réalité, l'exercice de l'écoute prime sur la connaissance. Dans le cas contraire, la musique contemporaine demeure condamnée au silence et à l'oubli et à être considérée comme une fille mineure. Mais je n'y crois pas. Affirmer le contraire serait affirmer que pour comprendre un tableau de Picasso, il faut nécessairement être peintre.
RM : Pourquoi, à votre avis, cette technicité vaut-elle pour la musique (et non pas pour les autres arts) ?
SaSc : Parce que le musicien naît très conditionné et corporatiste : il a vraiment des idées médiocres à propos du langage. Il y a d'ailleurs deux différents niveaux de communication :
1. communication profonde : irrationnelle, instinctive et immédiate (qui n'admet aucune erreur) ;
2. communication particulière : rationnelle (laquelle privilégie l'objet de la connaissance).
Franchement, je ne suis pas sûr que Boulez, qui a dirigé certaines de mes œuvres, ait eu d'elles une bonne connaissance et ce, à cause de sa théorie du point de repère. Je retiens que lui n'est pas toujours en mesure de suivre, vu sa formation pianistique et sa tendance à privilégier les particularités d'une manière technique et de l'articulation. Il oublie souvent que le monde n'est pas tout pianistique. Boulez est un grand compositeur ainsi qu'un très bon directeur d'orchestre mais certaines fois je ne trouve pas ses idées à la hauteur du personnage. En plus, vu son autorité politique dans le domaine musical, ses idées sont dangereuses puisqu'elles se portent garantes d'une d'esthétique médiocre et du simple travail d'école. Ecouter, ce n'est pas simplement passer à travers l'articulation sonore et la séquence des notes selon un principe d'autorité : ce serait de la comptabilité et la musique est bien plus que ça.
RM : Pourquoi privilégiez-vous généralement la nuit en tant qu'espace dramatique caractérisé par un matériel sonore, à la limite entre son et silence ?
SaSc : Parce que la nuit représente notre espace négatif et son affirmation naît de la coprésence de deux concepts : la nuit (qui sert à éclairer la vie quotidienne de l'homme) et le jour (ou bien la vie diurne). Littérairement la nuit est le moment négatif et de réflexion qui sert à la prise de conscience : on est en alerte et bien prédisposé à l'écoute puisque l'anxiété subtilise la perception. Ce qui m'intéresse le plus, est le point de rencontre entre la nuit et le jour, pour comprendre ce qu'il y a de nocturne et d'obscur dans les actions diurnes : comment peuvent être « nocturnes » un homicide, l'irrationalité, la crainte ou d'autres actions, qui semblent diurnes mais qui révèlent leur valeur nocturne négative ou irrationnelle et inversement trouver ce qu'il y a de luminosité dans notre perception de la nuit. Allumer les sens, entrer en état d'alerte signifie avoir la perception globale du corps. C'est bien ça qui est important pour moi.
RM : Le son à la limite du silence veut tenir l'auditeur en alerte ?
SaSc: Bien sûr ; parce que la limite de la perception est déjà un état d'alerte, et pour celui qui écoute, et pour celui qui joue.
RM : Silence-son, lumière-noir : beaucoup de titres de vos travaux sont caractérisés par des oxymores et beaucoup d'entre eux évoquent la nuit. Qu'y a t-il derrière ?
SaSc: Une longue tradition mystique. Le mystique est une personne qui fait des expériences « à la limite ». L'intervention des oppositions ou la réconciliation des oppositions est dans tout le monde mystique.
RM : Etes-vous religieux ?
SaSc : Non, pas du tout ; mais j'arrive à comprendre le monde de la religion. La modernité est aussi la prise de conscience de la religion plutôt que sa négation. Il y a sûrement dans notre conscience un débat perpétuel entre le moi et l'autre, le sujet et l'objet, la nuit et le jour. Même si l'homme pénalise tous les autres êtres vivants, en se proclamant le centre de l'univers, je suis certain qu'il n'y a aucun être vivant sans conscience de lui-même. Moi, je suis rationnellement athée mais tout de même toujours plus ému devant cette réalité conçue de façon merveilleuse.
RM : Combien de « folies d'Elsa» y a-t-il dans votre esprit, M. Sciarrino ?
SaSc: Aucune. Pour pouvoir représenter la folie, il est nécessaire que je sois bien lucide ; autrement je la subirais : communiquer certaines choses présuppose d'y rester étranger. Ce que je communique sont des signaux tellement forts et si bien adressés, qu'ils ne sont pas ambigus : c'est une vraie dramaturgie artificielle.
RM : Pouvez-vous nous expliquer votre conception de la représentation et de la dramaturgie ?
SaSc : La dramaturgie est l'art de régler les événements : un calcul, qui doit être toujours bien réussi. La représentation est quelque chose de mystérieux ; elle est la transformation d'un être en un autre, d'un lieu en un autre : une transfiguration ; le pouvoir de Dionysos de vivre ici, mais dans un autre lieu mental. Je distingue différents moments :
– le projet : c'est-à-dire imaginer et réaliser ;
– l'écriture, ou bien la mise sur papier du projet ;
– la représentation qui fait vivre tel projet et qui le trahit en même temps. Dans la mesure où elle le trahit, le projet vit encore plus. L'interprétation musicale agit de la même façon : plus elle est vivante, plus la vie de l'œuvre est longue. Son débit culturel dérive justement de la superposition, de l'expérimentation et du support de toutes ses transformations.
RM : En 1976, l'ACRŒ (Association pour la Création et la Recherche sur les Outils d'Expression) en collaboration avec le LIFIA (Laboratoire d'Informatique Fondamentale et d'Intelligence Artificielle) réalise le premier transducteur gestuel rétroactif (TGR) capable de saisir le geste musical : c'est la synthèse entre son, geste et image. Dans votre théâtre, quelle est l'importance du geste et dans quelle mesure la réalisation du transducteur rétroactif modulaire peut être importante pour vous ?
SaSc: Je n'aime pas le faux mythe de la technologie : je ne crois pas que la dernière invention soit plus moderne que l'avant-dernière et je trouve cette façon de penser vraiment perverse puisqu'elle donne une mauvaise idée de la modernité. A mon avis, chaque technologie est moderne et actuelle en vertu de son utilisation et de sa portée.
Ce que m'intéresse dans la gestualité, est sa prise de conscience absolument fondamentale pour utiliser notre corps. Elle doit représenter, dans la vie de l'homme, un point d'arrivée et pas de départ exprimant d'une simple façon, l'état d'âme, la personnalité et la psyché d'une personne. Le geste, en tant qu'expression du langage humain, a une propre histoire. Il raconte une histoire individuelle et c'est pour cela qu'il a une double valence : collective et individuelle en même temps. Parfois je reste fasciné par les nouvelles possibilités technologiques : j'ai suivi, par exemple, certaines études qui concernent la gestualité, dans les laboratoires de Gênes (Camurri) où les robots étaient analysés du point de vue comportemental et psychologique. Généralement, ce genre de choses m'intéresse mais je ne les considère pas indispensables. Sans doute, est-il nécessaire pour moi, de me réapproprier l'anatomie du corps humain dont on oublie souvent l'importance (alors même que les outils ne font que nous imiter). Dans ce sens, l'informatique pourrait être une clé extraordinaire pour prendre conscience de la richesse de notre expression corporelle. Le transducteur est intéressant pour étudier la gestualité humaine. A travers des outils très sensibles on cherche à avoir des réactions qui miment le comportement humain. Cela comporte une prise de conscience de nous-même et je retiens que c'est plutôt ça, la vraie utilité des imitateurs mécaniques : connaître et reconnaître.
RM : Paolo Petazzi dans son essai de musicologie : Isole, mare, prigionie, spazio, soutient que votre exigence et votre capacité de projeter de la musique sous forme visuelle répond à des raisons qui n'ont rien à voir avec la synesthésie et la problématique d'un art total. Pouvez vous commenter ces propos ?
SaSc : La synesthésie est, dans les dernières années, la volonté de mettre ensemble deux univers sonores différents, d'instaurer forcement un parallélisme entre deux langages qui, en réalité, ont chacun leur propre chemin. Dans ce cas spécifique, je crois que Petazzi prend ses distances avec ces concepts, qui normalement sont utilisés par la critique ou la théorie artistique. La problématique de l'art total a son origine d'énonciation dans Wagner mais revient de temps en temps sous différentes formes. Tout ça n'a rien à voir avec moi. Moi, je parle de globalité, de redécouverte de l'organicité de l'homme et pas de séparation ou de rêve d'un super art. L'idée d'un art total est d'une certaine façon « super-esthétisme ». Moi, je ne suis pas intéressé à une super-vérité, plutôt à l'idée écologique de l'écoute, à la totalité de la perception ce qui signifie « purifier » l'oreille, faire le vide dans l'esprit. C'est strictement lié à la fonction vitale. Ainsi le terme écologique est proche du rapport entre l'individu et son élément. Dans le silence, par exemple, nous n'écoutons pas les sons de l'extérieur mais nos propres sons et le silence devient à ce moment simplement la toile de fond. Dans un milieu très bruyant ce bruit est le silence : le silence est tout l'ensemble des bruits. C'est justement une question d'horizon où tout devient très relatif.
RM : Toujours selon Petazzi, le son blanc est déjà son de la mer, est déjà souffle. Qu'est-ce que cela signifie ?
SaSc : Parmi les diverses choses obtenues scientifiquement, la mer ou le vent sont physiquement bruit blanc mais en même temps sont déjà souffle, c'est-à-dire mouvements périodiques de grands groupes articulés à l'intérieur par de nombreux petits groupes. Ça signifie faire attention au monde dans lequel on est, non par précaution mais par passion.
RM : Etes-vous méticuleux dans votre travail ?
SaSc : Dans mon travail je suis très intuitif ce qui me garantit une précision majeure. J'essaye de mettre en œuvre tout ce que j'ai dans la tête en essayant de calculer certaines inconnues (comme par exemple, dans le cas du Lohengrin II, dessins pour un jardin sonore, les déambulations des personnes dans le jardin).
RM : Les imprévus vous dérangent-ils ?
SaSc : Non, pas du tout. Les imprévus sont très beaux et font partie de mon travail. Auparavant, je sentais les bruits comme un dérangement ; maintenant les mêmes bruits représentent pour moi une sorte d'hébergement de ma musique dans une partie du monde et dans le même temps, ma musique représente une force d'évocation extraordinaire de cette partie du monde. La première fois que j'avais préparé Lohengrin, j'avais enregistré la partie d'Elsa sur bande puisque l'actrice ne savait pas lire la partition. Il y a une ambiguïté dans cette musique pas seulement pour l'homme mais aussi pour les animaux.