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Oleg Caetani II : le héraut des mal-aimées

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Nul n'attendait un orchestre et un chef italiens dans Chostakovitch, pourtant vient d'achever une intégrale aussi inattendue que mémorable par le souffle symphonique qui la traverse.

« L'orchestre Giuseppe-Verdi est le premier orchestre italien à jouer toutes les symphonies de Chostakovitch ! »

Des lectures profondément ressenties qui révèlent l'inspiration de Chostakovitch dans les symphonies ordinairement considérées comme mineures pour leur caractère descriptif, telles les Leningrad (n°7), 1905 (n°11) et 1917 (n°12). ResMusica a voulu en savoir plus sur cette alliance rare où la rigueur musicologique d'aujourd'hui s'inscrit dans la meilleure tradition orchestrale du passé.

ResMusica : Vous avez achevé votre intégrale des symphonies de Chostakovitch, avec le surprenant, et pour tout dire inattendu, Orchestre Symphonique de Milan Giuseppe-Verdi (lire notre chronique). Confier une somme symphonique aussi exigeante à un jeune orchestre italien paraît une aventure un peu folle !

 : Ce projet remonte à mon premier concert avec cet orchestre en 1999, avec la Symphonie n° 6 de Chostakovitch. Le label Arts était présent et a tout de suite voulu réaliser le cycle complet. Riccardo Chailly (1) ne dirigeait pas ces symphonies et était heureux que j'assume cette entreprise. Cette intégrale est très importante pour le public italien. Alors que Prokofiev était populaire en Italie dans les années 50 à 70, Chostakovitch n'a été découvert que dans ces dix dernières années. L'orchestre Giuseppe-Verdi est le premier orchestre italien à jouer toutes les symphonies de Chostakovitch !

RM : Les enregistrements ont été effectués en concert, à l'exception des Symphonies n°12 « 1917 » et n°14. Pourquoi ces deux symphonies ont-elles bénéficié de ce traitement particulier, surtout quand on sait à quel point elles sont aux antipodes l'une de l'autre ?

OC : Nous n'avions pas les moyens de réaliser l'intégrale en studio, car quand on enregistre, l'orchestre ne peut pas jouer en concert pendant une semaine et la billetterie ne tourne pas. J'ai insisté pour qu'on fasse la n°12 en studio, car c'est la Cendrillon des symphonies de Chostakovitch. Elle est considérée comme une médiocre symphonie de commande, alors que pour moi elle a une vraie valeur musicale. Elle souffre de son contexte historique, d'être dédiée à Lénine mais aussi, d'une mauvaise tradition d'interprétation. Enregistrer en studio me permettait de la mettre en valeur, de rechercher le phrasé juste, je suis particulièrement fier du résultat.

RM : La Symphonie n°14 a en revanche la réputation d'être un sommet d'inspiration de Chostakovitch.

OC : Le studio nous a permis de travailler le rythme, l'intonation, pour obtenir le meilleur rendu : la n°14 est une œuvre pour orchestre de chambre, ce qui représente un travail très différent pour une grande formation comme l'orchestre Giuseppe-Verdi.

RM : La grande surprise de cette intégrale vient peut-être de votre interprétation des Symphonies à caractère de propagande politique, typiquement les n°7 « Leningrad » et la n°11 » 1905 » : elles perdent leur couleur pittoresque, gardent leur tension et trouvent un souffle, une unité qu'on ne leur connaissait pas.

OC : Pour la n°11, les chefs accentuent le côté illustratif de la Révolution de 1905, le caractère de poème symphonique, tandis que j'ai traité l'œuvre en symphonie. La n°11, c'est comme une icône, elle a un élément archaïque, quelque chose de linéaire qu'on ne retrouve pas ailleurs. Elle a ce côté très structuré de l'art russe, simple, dépouillé, comme l'architecture de Saint-Pétersbourg ou les icônes d'Andrei Roublov. On a, en Occident, une idée assez kitsch de l'art russe, avec plein de couleur, un côté sucré. L'art russe nait dépouillé, comme les églises blanches à dôme doré de Pskov. Je suis allé dans ce sens-là.

RM : On ne peut pas dire que la Symphonie n°7 « Leningrad » soit dépouillée…

OC : C'est la première symphonie où on sent les influences de Mahler et Moussorgski et Tchaïkovski ensemble. Chostakovitch s'y affirme enfin comme un grand orchestrateur personnel, il n'est plus un étudiant qui montre qu'il fait tout très bien. Désormais il a trouvé son langage. Le premier mouvement ne comporte aucun développement. Il y a aussi ce petit requiem avec un grand solo de basson à la fin du mouvement. Le troisième mouvement semble citer Haendel comme un hommage à la grande culture allemande, l'opposé de l'Allemagne nazie. Le final est sous-évalué. Cette œuvre a été trop jouée aux Etats-Unis au moment de sa création, elle est restée marquée par les circonstances de sa création pendant la guerre, alors que c'est une œuvre musicalement extraordinaire.

RM : Votre interprétation est particulièrement intense dans la Symphonie n° 6 que l'on dit « sans tête » ainsi qu'à la n° 9 qui, sous d'autres baguettes, paraît légère voire superficielle pour une œuvre composée en 1945 après tant de souffrances du peuple soviétique.

OC : La n°6 est effectivement difficile car elle présente un gros problème d'équilibre entre le mouvement lent initial et les deux mouvements rapides qui ont un caractère complètement différent. Je crois avoir réussi à donner sens à tout, je suis très heureux de cet enregistrement. Pour la n°9, on a beaucoup travaillé pour rendre son caractère néoclassique, cet hommage à Haydn.

RM : Les grandes Symphonies n°5, 8 et 10 sont structurées de manière plus classique, comment les avez-vous abordées ?

OC : Pour la n°8, il y a cette interprétation extraordinaire de Mravinski (2) que j'admire profondément. Pourtant, quand on regarde la partition, on s'aperçoit que Mravinski a ajouté beaucoup de rubati qui ne sont pas dans la partition. J'ai recherché l'économie de l'expression ; jouer simplement avec peu de vibrato. Il n'y a pas besoin d'ajouter, de remplir par des effets. La difficulté était d'avoir la confiance de ne rien faire, sans un phrasé qui aille dans une direction ou une autre, laisser la musique vivre par elle-même et respecter les métronomes de Chostakovitch qui sont très rapides.

RM : On pourrait ajouter la Symphonie n° 4 à cette liste.

OC : C'est la plus difficile, avec un effectif mahlérien gigantesque, une forme en trois mouvements. C'est une symphonie aux limites du possible…

RM : Les symphonies chorales ont-elles posé des problèmes particuliers ? L'ambiguïté de la n°13 « Babi Yar » est admirablement rendue, par exemple dans le dernier mouvement, où la musique peut sonner de manière terriblement prosaïque, comme une jolie kolkhozienne dans un champ de marguerites. Vous y restituez tout une ironie angoissante.

OC : Une des difficultés, particulièrement pour un orchestre italien, est la variété des caractères de cette œuvre. L'Italie est le pays de la beauté et de l'élégance et il fallait traduire le sarcasme, la méchanceté, la laideur, la vulgarité, comme dans le solo de trompette de la toccata de la n°8 qui sonne au-dessus d'un orchestre militaire. On a travaillé de manière assidue pour restituer toutes ces expressions, tant pour l'orchestre que pour le chœur. Pour les voix, j'ai pris des chanteurs russes. Chostakovitch voulait que le public ait un contact direct avec le chant, et demandait que l'on chante dans la langue du public. Il avait horreur des sous-titres qui existaient déjà à la fin de sa vie. J'ai dirigé la n°14 chantée en allemand, en Allemagne et en italien, en Italie, mais pour des disques destinés à l'international, le russe était la solution le plus logique.

RM : Le choix des chanteurs a-t-il posé des difficultés ?

OC : Pour la n°14, j'ai eu du mal à trouver Marina Poplavskaïa. Il n'y a pas besoin de grande soprano dramatique, car ce type de voix met un frein à cette musique. Je cherchais une soprano lyrique ayant une excellente diction, qui ait une voix moins grande, mais de l'agilité. Pour le baryton, j'ai entendu Mikhaïl Davidov à Spoleto, et j'ai pensé naturellement à lui, pour la variété des couleurs qui s'inscrivent dans la tradition des Italianisches et du Spanisches Liederbuch de Wolf. Pour la n°13, j'ai pris Pavel Kudinov car il fallait une voix plus lourde, une vraie basse russe dans le caractère de Moussorgski. A l'époque de la composition, Chostakovitch orchestrait la Khovanchtchina, et juste après il orchestrait les Chants et Danses de la Mort.

RM : La première et la dernière symphonies sont réunies sur le même disque, comme le début et la fin…

OC : Oui, j'ai voulu faire un cadre. La n°1 est la seule symphonie monothématique, sous l'influence de Scriabine, c'est-à-dire qu'on retrouve le même thème tout au long de l'œuvre, simplement présenté avec des intervalles renversés. La première difficulté est de faire ressortir ce monothématisme qui est caractéristique de l'œuvre, la seconde est de respecter les tempos, qui sont très difficiles à tenir car l'œuvre est extraordinairement virtuose. Chostakovitch se plaignait qu'on ne respecte pas ses indications métronomiques. Les chefs jouent les troisième et quatrième mouvements de manière lente pour en accentuer le pathos et leur faire annoncer les Symphonies n°5 et 6. Ces mouvements annoncent les symphonies successives, mais ils ne les préfigurent pas. Nous avons réussi à tenir les tempos, et la symphonie dure près de 10 minutes de moins que les autres versions. Surtout, en respectant l'équilibre des tempos précisés par Chostakovitch, on met bien en valeur l'élément monothématique. Une autre chose importante est que les deux premiers mouvements sont écrits dans le style du Nez. Chostakovitch s'ouvre à l'opéra ici, et on s'est attaché à faire véritablement chanter les thèmes. On ressent dans la n°15 l'influence de la Symphonie des Psaumes et de la Messe de Stravinski deux œuvres que Chostakovitch adorait, bien qu'il fût athée. Il y a une rigueur à tenir pour transmettre cette spiritualité.

(1) Riccardo Chailly a assuré la direction musicale de cet orchestre de 1999 à 2005
(2) Enregistrement live de 1982, actuellement indisponible

Crédits photographiques : © Greg Barrett

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