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L'ultime génération. Elève de Tigran Alikhanov, actuel Directeur du Conservatoire de Moscou, Maria Tipo et actuellement de Vassily Lobanov, la jeune pianiste russe Katja Huhn fait partie de cette ultime génération qui a grandi dans l'Union Soviétique telle que l'a connue Chostakovitch, un univers clos et vide, sans espoir, dans lequel la musique jouait un rôle vital. A l'heure où Moscou et Saint-Pétersbourg sont plus européennes que jamais, la musique n'y a plus le même sens qu'il y a seulement dix ans. Rencontre avec ResMusica lors d'un mini-récital à l'Archipel à Paris.
« Après la Sonate pour violoncelle de Schnittke, vous n'avez plus le goût à la vie »
ResMusica : Vous avez été formée au Conservatoire de Moscou dans les années 1996-2000, une époque de transition. Comment se sont passées ces années ?
Katja Huhn : C'était une époque encore chaotique, très difficile. Nos professeurs nous soutenaient énormément. La vie était tellement dure que nous avions besoin de musique, c'était vital. C'est moins le cas aujourd'hui. Moscou n'est plus pareille, c'est une ville de plus en plus européenne maintenant, les jeunes boivent de la bière et du vin plutôt que de la vodka. Les élèves qui sont au Conservatoire aujourd'hui n'ont pas grand-chose à voir avec ce que nous étions alors, nous sommes comme deux sortes de personnes différentes.
RM : Chostakovitch a-t-il joué un rôle important pour vous dans ces années de formation ? Quelle image en gardez-vous ?
KH : Celle d'un homme extrêmement nerveux et brisé par la politique, un des plus grands compositeurs. Le père de mon professeur Tigran Alikhanov – celui-ci est maintenant le Directeur du Conservatoire de Moscou – était un scientifique célèbre, il invitait Chostakovitch chez lui. Mon professeur m'en parlait quand nous avons travaillé ensemble le Concerto pour piano et trompette, que j'ai joué lors d'une tournée organisée par le Conservatoire en Sibérie.
RM : En Sibérie ?
KH : Il faisait -20° C mais le froid n'était pas un problème. J'ai le souvenir d'avoir eu bien plus froid en Italie par 5° C. D'ailleurs, des Italiens que je connais et qui vivent à Moscou me disent ne pas avoir aussi froid qu'en Italie !
RM : Vous venez d'interpréter la Sonate n°17 de Mozart, la Chaconne de Bach transcrite par Busoni et la Rhapsodie hongroise n°12 de Liszt. Votre jeu a frappé l'audience par sa vigueur à la fois monumentale et rigoureuse, qui me semble en cela typiquement russe.
KH : Vous trouvez ? L'interprétation russe est romantique. Dans Mozart, j'ai évité de mettre trop de pédale et de rubato, j'opte pour un style contrôlé, pas trop dramatique. Dans la Chacone de Bach transcrite par Busoni, là, effectivement il faut un jeu puissant comme un orgue, ou parfois il faut jouer comme un violon. Je joue exactement ce qui est marqué sur la partition, que ce soit du Mozart ou du Busoni. Dans Liszt aussi, mais quand le même passage est repris trois fois à l'identique il faut mettre de la variété par des touches d'énergie. Je construis le morceau comme une pièce de théâtre, c'est pour moi très important.
RM : Pensez-vous que votre connaissance des conditions de vie dans la Russie post-soviétique vous aide à interpréter Chostakovitch ?
KH : Je sais ce que cela représente de vivre dans une ville qui peut basculer chaque jour dans l'horreur, où soi-même on se sent cassée, vide, sans espoir. Après la Sonate pour violoncelle de Schnittke, vous n'avez plus le goût à la vie. Chostakovitch et lui sont différents, mais leur musique apporte beaucoup sur la mort, sur ce qu'on ressent quand ça va de mal en pis sans qu'il y ait la moindre lueur d'espoir.