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Petites histoires du violon : L’image du luthier

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Les organologues sont assez d’accords sur les faits suivants : le violon ou son prototype apparaît au début du XVIe siècle et est utilisé presque uniquement par les pauvres, les plus aisés jouant eux sur des instruments à cordes tels que les violes ou le luth. Cela soulève une question importante : pourquoi au début du XVIe siècle, le violon, invention su géniale autant sur le plan scientifique que musical, est si mal considéré et doit attendre un siècle pour être enfin utilisé en musique savante ? Pour accéder au dossier complet : Petites histoires du violon

 
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Nous avons étudié divers aspects du violon et examiné l’image générale qu’il véhicule. Cette analyse serait incomplète si nous ne faisions pas intervenir deux acteurs qui le concerne : le violoniste et le luthier. Les récents ouvrages grand public parus sur le sujet comme La légende du violon, l’esprit et la main, le violon : une divine passion, illustrent les notions que nous avions évoquées précédemment : sacré, prestige, traditions. Le luthier serait donc l’individu qui, par son travail, les représente ?

La lutherie s’inscrit dans un ensemble de métiers dits « d’Art » ou « artisanat d’art ». En somme, il s’agit d’une activité qui associe l’idée d’œuvre d’art-spiritualité, poésie, création de pièce unique, c’est à dire un univers fantasme, et celle du travail lié à un monde quotidien, ordinaire mais rassurant car mesurable. Elle est également liée au passé. On entend souvent dire que « c’est un vieux métier » et qu’il ne doit plus rester beaucoup de luthiers. Dans l’esprit du grand public, la lutherie est considérée comme une « niche écologique » protégée des assauts de la technologie, de la concurrence et de la rentabilité, en somme hors du temps. Cet artisan d’art est donc perçu comme un « artiste qui travaille », et sa production comme une œuvre d’art ayant une valeur objective, puisque liée au travail.

Cette image paradoxale du luthier (dont notre propos n’est pas de juger la pertinence) ne s’est pas installée spontanément, en réaction à une société marchande et à un monde jugé oppressant. Pour la comprendre, il nous faut remonter au début de la révolution industrielle (fin XVIIIe -début XIXe) et aux changements sociaux-économiques qui l’accompagnèrent.

Jusqu’au XIXe siècle, les prix des marchandises étaient surtout dépendants des matières premières, en l’occurrence le bois pour le violon. D’une part, il fallait souvent le transporter, ce qui revenait cher, mais surtout les matériaux étaient extrêmement taxés. La main d’œuvre, en revanche, était déconsidérée et peu onéreuse. A partir du moment où les transports se sont améliorés et les taxes se sont abaissées, s’est logiquement opéré un transfert de la valeur des biens du matériau vers le travail, qui a représenté de plus en plus l’essentiel du prix de l’objet. Une autre caractéristique de cette période a été le progrès de sciences, au détriment des principes religieux. L’homme du XIXe siècle a soif de comprendre et de savoir. Les luthiers de cette époque ont bien compris cette mutation. Nous allons voir comment ils l’ont utilisée.

Enfin, toute crise (la révolution industrielle en est une) entraîne entre autre effet naturel mais pervers une nostalgie, une sublimation du passé. Il fallait donc la caution d’un « ancêtre mythique » que les luthiers sont allés chercher chez un luthier italien oublié depuis plus d’un demi-siècle : Stradivarius. En 1806 le luthier Nicolas Lupot écrit un livre intitulé : La chelonomie ou le parfait luthier. Il y expose de façon pseudo-scientifique le fonctionnement du violon et tente de prouver la supériorité des Stradivarius sur les autres. Il est intéressant de noter que, même si son nom est souvent cité, Lupot n’a pas signé ce livre mais l’a fait rédiger par une tierce personne, l’Abbé Sibire (notez le titre scientifique de l’ouvrage et l’image d’homme instruit du rédacteur). Dans la réédition de 1885, l’éditeur émet l’hypothèse que le luthier a pu choisir ce procédé par crainte que le public ne considère ce livre comme « une réclame de fabricant ». Et c’est réellement une réclame.

Aussi en 1856, Fétis, célèbre musicologue belge, écrit : « Antoine Stradivari célèbre luthier connu sous le nom de Stradivarius. » Il y prétend que, de façon empirique mais intelligente, l’artisan aurait tout compris des lois de l’acoustique avant qu’un savant, Félix Savart, presque cent ans plus tard, ne les mette en évidence de façon scientifique. Or Fétis précise que Savart a formulé ces lois « d’après les produits de l’artiste mis à sa disposition par le célèbre luthier Jean-Baptiste Vuillaume. » Cela nous pose deux problèmes : pour faire ses expériences et démontrer des lois générales, le scientifique a justement utilisé les violons censés être les meilleurs, donc appliquant ces mêmes lois. Cela ne veut pas dire que ses conclusions soient fausses, mais nous pouvons constater qu’elles cherchent à confirmer à posteriori un présupposé. D’autre part il a pu faire ces expériences grâce au concours d’un luthier qui a fait toute sa fortune en vendant ces instruments. Au lieu de prouver que les Stradivarius sont meilleurs que les autres violons parce qu’ils répondent à certaines lois physiques, Fétis semble dire que ces lois sont justes parce qu’on trouve leur application dans les violons de ce maître. On pourrait presque ajouter : Que vous trouverez en vente chez Vuillaume, rue Demours ». De plus, le livre même de Fétis, dans lequel il rend plus d’une fois honneur au luthier parisien, est une commande de ce dernier et édité par lui-même ! Cela ressemble bel et bien à de la propagande.

Ce n’est pas simplement sur le violon que s’est créée une légende. C’est l’image de l’artisan luthier lui-même qui s’est transformée pour correspondre aux mentalités de l’époque nouvelle. Toujours décrivant Stradivarius, Fétis présente l’homme comme issu d’une famille de notables, menant jusqu’à un âge avancé (93 ans) une existence calme, uniquement préoccupé par la recherche de la perfection, tant des formes que du geste. Il met l’accent sur sa force de travail et le prix élevé de ses fabrications de son vivant. Que ces observations soient vraies ou pas (certaines ont été contestées par la suite) nous importent peu. Ce qui nous intéresse, ce sont les valeurs que l’auteur et ses contemporains ont voulu mettre en avant, à savoir le génie, la sagesse, l’intelligence, le travail et l’argent légitime qu’ils procurent.

Les systèmes employés jusqu’à présent pour répondre aux crises : valorisation du travail, de la science et du passé, ont été des moyens de créer de la richesse en inventant des produits et des hommes nouveaux. L’image du luthier-artiste est donc une création des luthiers eux-mêmes.

Sources :
Maurice Robert : Les artisans et les métiers. Collection Que sais-je ?
Abbé Sibire : La chelonomie ou le parfait luthier. A. Loosfelt, Bruxelles, 1806
Fétis : Antoine Stradivari : célèbre luthier connu sous le nom de Stradivarius. ed : Paris, Vuillaume, luthier, rue Demours, numéro 3 aux Ternes. 1856

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