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La vie et l'art de Chostakovitch sont indissociables de l'histoire du XXe siècle, du totalitarisme soviétique, à la grandeur de l'école musicale russe. L'URSS disparue, Chostakovitch peut-il encore inspirer de nouvelles générations de compositeurs ? ResMusica a rencontré Alexander Raskatov, compositeur russe dont le Concerto pour alto, créé à Paris en 2003 par Youri Bachmet et Valery Gergiev, est un hommage à Dimitri Chostakovitch.
« Je ne cherche pas à créer quelque chose d'absolument nouveau. »
ResMusica : Qu'est-ce qui vous impressionne le plus dans la musique de Chostakovitch ?
Alexander Raskatov : C'est une musique qui a de multiples dimensions, et plusieurs niveaux de lecture. Elle a une dimension géopolitique, on y perçoit l'immensité du territoire de l'Union Soviétique. Sa musique ne pouvait être écrite que dans ce pays. Il y a aussi la mort, une préoccupation typiquement russe. Moussorgski avait une vision ésotérique du monde, et la mort l'obsédait. Chostakovitch s'est fait l'héritier de Moussorgski tout en réalisant la synthèse avec Tchaïkovski, qui était l'opposé de ce dernier. Chostakovitch aimait son pays, son peuple au milieu duquel il vivait. Il a réussi à mettre dans ses œuvres toute la dimension populaire, l'humour, le sarcasme, l'angoisse de son pays.
RM : Et la dénonciation du totalitarisme, notamment stalinien ?
AR : Oui, aucun autre artiste, même pas Prokofiev ou Pasternak, qui étaient contrôlés par le régime, n'a été capable d'exprimer la terreur qui régnait à l'époque comme l'a fait Chostakovitch.
RM : Vous n'avez pas connu l'époque stalinienne. Etes-vous né trop tard pour comprendre ce que cela a pu être ?
AR : Je suis né le jour-même des funérailles de Staline. Ma mère voulait y assister, heureusement qu'elle n'a pas pu car je n'y aurais pas survécu ! Dans les années 40 mon grand-père a été déporté dans un goulag du nord de la Russie. Il en est revenu, et si je ne pouvais pas comprendre les conversations qu'il avait avec mes parents, je percevais bien le climat de peur qui régnait autour de nous.
RM : L'URSS a disparu, les symphonies et les quatuors semblent être essentiellement des formes du passé. Est-ce que Chostakovitch peut inspirer les créateurs d'aujourd'hui ?
AR : En ce qui concerne les formes musicales qu'il a employées, il y a du nouveau tous les jours. Des institutions dépensent des fortunes pour créer de nouvelles formes vite démodées. Face à cette saturation d'informations, si on ne connaît pas son passé, on est condamné. Lorsqu'en composant, je me retrouve dans une impasse et que je ne sais pas comment en sortir, je prends les partitions de Chostakovitch, et elles m'aident à trouver une issue. La partition du Nez, composée alors qu'il avait 21 ans, est d'une richesse incroyable, on se demande d'où peut venir une telle inventivité.
RM : Depuis la fin de l'URSS, la musique de Chostakovitch a-t-elle valeur de témoignage, ou reste-t-elle actuelle ?
AR : Nous vivons une époque compliquée, marquée d'événements sanglants avec le terrorisme mais pas seulement. Certains pays vivent dans une violence criminelle constante, et il y a une pression économique terrible. On trouve dans Chostakovitch comme un avertissement sur ce monde où règne la peur. Sa musique est un message sur la manière dont on peut parvenir à vivre avec et malgré cette peur.
RM : Maîtriser les formes classiques, l'art musical du passé, est une condition essentielle pour être compositeur. Est-ce suffisant ?
AR : Non. Sviatoslav Richter avait dit que ce qui importe n'est pas le « quoi », le « comment », mais le « qui », c'est-à-dire la personne. Pour un compositeur, ce n'est pas le choix de la forme, ou celui du type d'écriture qui importe, mais que le compositeur sache qui il est. Je vois des compositeurs des pays de l'Est qui essayent d'assimiler le style de l'Ouest. Ils se perdent, il faut savoir qui on est. C'est ce qu'il y a de plus difficile d'ailleurs. Je vis entre la France, l'Allemagne et la Russie et je ne me suis jamais senti aussi russe que depuis que j'ai quitté mon pays.
RM : Pouvez-vous vous référer à la musique de Chostakovitch sans composer à sa manière ?
AR : J'ai composé un Concerto pour alto en hommage à Chostakovitch, mais je n'ai pas essayé de retrouver son style. Je connaissais bien le jeu et le style interprétatif de Youri Bachmet et Valery Gergiev, et j'ai composé en fonction de cela. Ils ont assuré la création du Concerto au théâtre du Châtelet à Paris en janvier 2003, dans le cadre de la saison russe. L'œuvre leur est d'ailleurs dédiée.
RM : Dans votre Concerto se succèdent en alternance des passages rudes et d'autres d'un accès très immédiat et d'une grande poésie. On ne pourrait pas dater très précisément votre musique. Est-ce intentionnel ?
AR : La musique la plus compliquée et la plus neuve est aussi celle qui vieillit le plus mal. La musique de Chostakovitch n'attire pas par son caractère neuf, mais elle résiste au temps, elle ne se démode pas. Elle atteint un résultat maximum avec des moyens minimums. Ecoutez par exemple ses derniers quatuors, sa Sonate n°2, vous ne pouvez pas enlever une note. Plus je mûris, et plus sa musique joue un rôle important pour moi.
RM : Vous n'êtes pas attiré par la nouveauté ?
AR : Je ne cherche pas à créer quelque chose d'absolument nouveau. Quand vous croyez être le premier, vous apprenez que quelqu'un, ailleurs, a fait la même chose que vous trois jours plus tôt. Etre « le premier », c'est sans intérêt, cela n'a aucun sens, en musique du moins.
RM : Que cherchez-vous à faire par votre musique, avez-vous un but précis ?
AR : Lorsqu'il écrit une partition, le compositeur imagine son public idéal. En ce qui me concerne, je veux éviter le snobisme. Je ne me pose pas la question de savoir ce que je veux dire au public, je ne cherche pas à impressionner intellectuellement les auditeurs avec des partitions compliquées.
RM : Si vous ne cherchez pas à frapper par une musique nouvelle ou complexe, comment pouvez-vous vous démarquer des autres compositeurs ?
AR : Faire de la musique très difficile d'accès ou bruyante, c'est une manière de dire qu'on est le meilleur. Je ne veux pas aller dans cette direction. Dieu soit loué, la Coupe du monde de composition n'existe pas encore ! Je cherche davantage l'énergie que l'agressivité. Deux mots à ne pas confondre, agressivité et énergie. Tenir compte aussi de la grande différence entre les cultures russe et occidentale en ce qui concerne les relations entre compositeurs.
RM : Cela était vrai du temps de l'Union Soviétique. Est-ce encore le cas aujourd'hui ?
AR : Pour l'essentiel, oui. Entre compositeurs russes, nous ne cherchons jamais à dire « Je suis le meilleur », ce n'est pas dans notre tradition. Chostakovitch n'a jamais dit qu'il était le meilleur.
RM : Tout de même, tous les compositeurs et tous les styles ne se valent pas, il faut bien à un moment les différencier ?
AR : Je trouve insupportables ces gens qui décrètent que telle musique est bonne et telle autre mauvaise. La musique n'existe pas pour que l'on classe les compositeurs dans des échelles de valeur.
RM : Quelles ont été les réactions du public et de la critique à la création de votre Concerto pour alto ?
AR : Il est difficile pour moi d'en parler, mais je crois que le Concerto a suscité une forte émotion auprès du public, ce qui est pour moi le plus important. Je veux toucher l'inconscient, frapper au cœur.