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C’est à une heure de route d’Amsterdam, en Frise, dans un lieu où l’on ne peut aller qu’à pied, après un quart d’heure de marche sur un sol tourbeux, au milieu des roseaux, ou bien en bateau. Rottige meente : littéralement, «le pays pourri».
Pourri, non pas seulement parce que, de tout temps, il a été très pauvre, et que la seule culture possible y est le jonc destiné aux toits des chaumières ; mais parce que l’humidité fait parfois sortir du sol une odeur de plante pourrie : le mot doit être pris au sens propre.
Nous sommes en pleine nature, de celle qui est magnifique et qui peut aussi devenir hostile. Voici les recommandations du programme : «quel que soit le type de temps, des bottes sont nécessaires, ainsi que, si le temps est pluvieux, un parapluie ou un vêtement antipluie. S’il n’y a pas de vent, pensez à une crème anti-moustiques. Les pantalons longs sont conseillés. Pour ceux qui viennent en soirée, nous recommandons de prendre une lampe torche pour le chemin du retour».
Un opéra au milieu de nulle part
C’est là, au milieu de nulle part, que l’on peut assister, en plein air, tous les étés, à des représentations d’opéra. Initiative privée : vous pourriez faire la même chose dans le jardin de votre maison de campagne. Une maison de campagne petite (deux grandes pièces), toute en bois, parce que le sol ne pourrait pas supporter maison plus lourde… Le public (150 personnes environ) est installé sur des gradins montés pour l’occasion, l’orchestre sous une tente, le chef comme les artistes, et comme tout le monde est bien sûr en bottes. Les chanteurs évoluent dans les champs. Pour eux aussi, les bottes sont partie obligée du costume…
On y vient après une randonnée en pleine nature, à travers des canaux naturels, des étangs et champs de roseaux ; à l’arrivée, un verre de vin vous accueille, accompagné de fromage, ce fromage cuit néerlandais en forme de ce qu’ils appellent une «roue», dont on coupe de fines lamelles en demi-cercle à l’aide d’un couteau spécial… le raffinement du goût dans une ambiance plus que rustique. Vient le premier acte ; au second acte, c’est une tasse de thé et des gâteaux faits maison qui vous sont proposés ; enfin, le troisième acte est précédé d’un verre d’apéritif, que l’on peut déguster au bord de l’eau ou sous un pommier. Enfin, après le spectacle, un dîner vous attend : sous une tente, de longs tréteaux sont installés – ambiance pique-nique collectif. C’est là qu’intervient la fameuse moussaka. Ensuite, retour à la voiture que vous avez laissée sur le bord d’une route, à l’entrée de la région, après au moins un quart d’heure de marche dans le noir et dans un sol spongieux, voire boueux s’il a plu. Il est exceptionnel qu’il ne pleuve pas. «Ici, c’est le pays de la musique» dit l’un des personnages au début de l’œuvre. Poursuivons la trilogie : c’est le pays de la musique, des moustiques, de la moussaka…
La mythologie et tous les critères traditionnels mis en question : où sont le vrai chant et les relations humaines vraies ?
C’est donc là, dans ce pays rural, hostile et magnifique, qu’Apollon a été envoyé par Zeus. Il s’est permis des allusions inadmissibles à la vie sentimentale du roi des Dieux. Il est donc puni, et rencontre un paysan, Palemon, amoureux de musique, qui, en l’entendant chanter son désespoir, est séduit par son talent, se propose de lui donner du travail (si Apollon sait conduire un char, il doit bien savoir tirer une charrue…). Il pourra aussi assister au mariage des deux filles de Palemon, entériné par le bailli du village Midas, pour qui l’harmonie prime sur tout. L’une des filles, marquée par la vocalité italienne opératique, est amoureuse du chant tendre à la mode de Louis XIV et aime Marsyas, chanteur «pathétique» et lulliste, protégé de l’épouse de Palémon ; l’autre, préférant un chant gai et simple, va épouser le fruste bûcheron Pan, amoureux de la chansonnette de vaudeville, ayant la bénédiction de Palémon. Voilà un équilibre parfait, que les oreilles du bailli amateur de musique, ne peuvent qu’approuver : d’un côté l’aristocratie, qu’elle soit italianisante ou d’ancien régime ; de l’autre le «peuple», simpliste. Tout ce monde se côtoiera en paix.
Sauf que quelques fausses notes se font entendre : Marsyas le pathétique chante très bien… mais avec une voix de haute contre beaucoup trop aiguë pour son genre ; Midas, lui, chante dans le style de Caron, le passeur des enfers … mais c’est un ténor et non une basse… notre Palémon est tout sauf un berger de pastorale : il manie réellement la charrue ; Apollon surtout, va briser ces équations trop théoriques en séduisant les deux filles et la mère.
Le problème fondamental de l’opéra est donc posé : où est le vrai chant ? C’est-à-dire : où est la vraie relation humaine ? Le couple de Palémon bat de l’aile, c’est le moins qu’on puisse dire : aucun terrain d’entente avec sa femme : elle lui reproche son inaction et son mauvais goût. L’attirance de chacune des deux filles pour un type de chant est aussi la préférence pour une relation amoureuse, plus tendre dans un cas, plus directe dans l’autre. Quant au contexte, il s’agit d’une féroce satire de la mythologie. A bas les vieilleries, à bas les classements par genre, à bas les institutions, tel semble être le fil conducteur de cette histoire.
Exit la mythologie pesante ; Apollon est déchu parce qu’il s’est attaqué aux vieilles barbes de l’Olympe ; de conducteur de char, il devient pousseur de charrue ; Marsyas, de rival des dieux, devient un chanteur efféminé et sentimental ; Pan un bûcheron d’un fruste achevé ; les apothéoses habituelles dans les opéras mythologiques sont tournées en ridicule ; et le dénouement proposé n’est rien d’autre qu’un ménage à trois dans une maison érigée en Mont Parnasse transformé en ferme. Enfin, tout critère du goût est expulsé : seul le public est souverain. La connaissance, la culture préexistante, les critères scolaires et appris n’ont aucune pertinence. Le bon jugement sera donné uniquement par ce que le public ressent.
La force de l’opéra est de tout mettre en parallèle : le chant et la relation amoureuse ; la beauté du chant et la sincérité ; le goût et la simplicité naturelle. L’intrigue «revisite», c’est le moins qu’on puisse dire, le récit originel : alors que chez Ovide ou Hérodote se trouvent opposés Apollon et Marsysas, c’est-à-dire deux types de musique, la lyre apollinienne et la flûte dionysiaque qui déforme la bouche, ici Apollon se trouve confronté à deux personnages, Marsyas et Pan, c’est-à-dire à deux types de chant, le chant ancien de la cour de Louis XIV et le vaudeville populaire. Il réussira à les réconcilier et à les transcender, en montrant que, capable d’un chant raffiné, changeant, il peut tour à tour être tendre et narratif, pathétique et illustratif, expressif et rivaliser avec le chant des oiseaux. Le génie de Hale, le librettiste, est d’avoir su relier ces enjeux esthétiques un peu abstraits et un enjeu matrimonial très clair et bien ficelé : souvenir, certainement, des affaires musicales qui opposaient le «coin du Roi» traditionnel et le «coin de la Reine» raffiné et novateur, vingt ans auparavant, dans un contexte que la Révolution à venir permet de mieux évaluer : «c’était le temps de la grande querelle du parlement et du clergé ; tout menaçait d’un prochain soulèvement» nous dit Rousseau ; ici, nous sommes à dix ans de la Révolution. Le contexte politique reste vif : Midas, celui qui va être affublé de ses oreilles d’ânes, est un parlementaire ; Marsyas est manifestement très attaché aux messes versaillaises d’antan puisqu’il en a non seulement le chant, mais aussi le type de voix ; quant à Pan, c’est le «peuple», dans toute sa candeur, sa vérité brute, sa franchise. Tous les problèmes sociaux et de mœurs peuvent alors être disposés dans deux camps opposés : d’un côté, celui de Palémon et de Pan, la revendication d’une sexualité claire et saine, de la primauté de l’homme dans le ménage, et d’une certaine immédiateté dans les rapports humains, qui n’exclut pas l’esprit ; de l’autre côté, celui de la femme de Palémon et de Marsyas, la recherche de raffinement, de tendresse ; la primauté de la femme dans le ménage ; l’intérêt pour l’usage de la métaphore en amour.
Or Apollon, lui, va montrer qu’il est capable de tout à la fois. Un chant à la fois raffiné, pathétique, descriptif, narratif, drôle… il peut transcender tous les genres. Il est aussi capable de séduire toutes les femmes. Bref, il est la voie de l’avenir… et Grétry, en proposant une déclamation du français aussi nouvelle se sent certainement un suiveur d’Apollon, mais un Apollon très humain, exilé du domaine des Dieux qu’il regarde avec ironie. Les équilibres anciens sont rompus. Une nouvelle sensibilité est en train de naître.
Pourquoi à Nijetrine ?
Du coup, cet opéra, dont l’intrigue est ancrée dans une situation historiquement très précise, et dont les multiples allusions nous échappent certainement en grande partie, prend un sens nouveau et étonnamment contemporain lorsqu’il est donné dans le contexte des rottige gemeenten de Frise. Que viennent chercher, en effet, ces spectateurs ? Sûrement pas la contemplation recueillie d’une vérité esthétique comme beaucoup de concerts «classiques» d’héritage wagnérien. Sûrement pas non plus la recherche d’une interprétation particulièrement ingénieuse ou nouvelle d’une œuvre du répertoire, dont on puisse débattre dans les salons ; pas non plus une recherche musicale de l’inouï, du nouveau, de la musique dite «contemporaine». Mais une expérience. Expérience physique, expérience conviviale, expérience de la nature, expérience musicale. D’une certaine façon, ils retrouvent une expérience de la musique qui était celle du temps : on était invité chez quelqu’un, et la musique était accompagnée de toute la convivialité d’usage…
Et finalement, c’est bien ce que dont l’œuvre parle. Dans ce cadre, l’important, c’est la lisibilité immédiate. La musique le cherche déjà : des mélodies simples, que l’on retient facilement, réutilisant parfois certains airs connus. La mise en scène doit aussi être directement compréhensible ; plus besoin d’historiciser, de retrouver les allusions de l’époque, qui de toutes façons sont perdues ; plus besoin non plus de chercher à faire passer des messages… ; ici, l’important, c’est l’effet simple, ce qu’a parfaitement compris Claudia Christern. Des costumes atemporels, utilisant le cuir et des matières rudes (les deux filles à marier poussent la coquetterie jusqu’à porter des bottes à fleur…) Des champs comme scène, avec, éventuellement, une chèvre qui broute au passage. L’eau, abondante, devient un élément de décor : lorsque les deux filles rincent leur linge, ou que Marsyas bien chanter en bateau, immense clin d’œil à toute la tradition de la sérénade vénitienne, qui est aussi la manière de se déplacer de n’importe quel paysan du coin.
La relation au public devient beaucoup plus facile. Ecouter un opéra alors que les parapluies se déploient et que les chanteurs essuient quelques gouttes d’eau : il n’y a rien de tel pour établir une connivence entre les chanteurs et le public. Du coup, l’illusion théâtrale a beaucoup moins d’importance. Qu’une chèvre passant par-là oublie son rôle de figurante et cherche à manger la pomme avec laquelle joue Apollon fait sourire ; les chiens de la femme de Palemon quittent la «scène» et se faufilent dans le public en oubliant leur «rôle» : peu importe. On ne vient pas non plus chercher le son parfait du disque : ce qui se passe dans ces représentations est bien différent et plus important : le plaisir d’écouter une musique directement compréhensible et de qualité (le chef, Benoît Debrock mène à bien une tâche difficile) dans ce cadre et dans ces conditions humaines.
Que deviennent alors les enjeux musicaux ? Il est clair que la plupart des allusions de l’époque ne sont plus directement lisibles aujourd’hui, ne serait-ce que parce que certains airs sont des parodies d’opéra alors connus par cœur et aujourd’hui oubliés. Très astucieusement, au moment du jugement, la metteur en scène a introduit une musique supplémentaire : du côté de Marsyas, Plaisir d’amour, de Martini ; du côté de Pan, I am in love with you, d’Elvis Presley. L’opposition pathétique/vaudeville devient l’opposition contemporaine romance/musique pop… sauf que… c’est la même mélodie et que l’opposition ne tient pas… le message d’Apollon est alors immédiatement compris : nous sommes aussi à la recherche de nouvelles valeurs.
Une expérience transposable en France ?
Une telle expérience pourrait-elle avoir lieu en France ? Nous en doutons. D’abord parce que je ne suis pas certaine que le public français d’opéra soit capable de porter des bottes ; plus profondément, parce que la France a une tradition millénaire de noblesse rurale, où l’accueil chez soi – on n’ose pas dire «dans sa propriété» – est forcément lié au rang social de la personne qui invite. Les Pays-Bas ont une culture citadine bourgeoise solidement ancrée dans les gènes de tout un chacun. Nous sommes loin d’une conception médiatique du concert ; loin d’un marathon du type «folles journées de Nantes». Ici, presque pas de publicité ; une volonté de ne pas s’agrandir ; le public vient, alerté par le bouche-à-oreille, et les deux tiers y retournent d’une fois sur l’autre.
La simplicité de l’accueil va de pair avec cette recherche de vérité qui est au cœur même de l’œuvre de Grétry. Il poursuivait une certaine «vérité» dans le chant et les relations humaines… la rusticité dure, magnifique et non aristocratique de la Frise est notre naturel contemporain. Dans ces conditions là, Le Jugement de Midas nous parle étonnamment d’aujourd’hui.