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Le 6 septembre est sorti le premier film du réalisateur Lionel Bailliu, Fair-Play, inspiré d'un court-métrage, Squash, qu'il avait réalisé quelques années plus tôt. Laurent Juillet, un jeune compositeur qui signe ici sa première musique de film (sortie du CD chez Milan en septembre) a accepté de répondre à nos questions.
« J'attribue cela à deux choses : le travail et la chance d'avoir fait de belles rencontres. »
Le pari du réalisateur était de transposer dans le cadre d'un long métrage l'idée à la base de ce premier essai. Dans Fair-Play, Charles (Eric Savin), patron irascible et quelque peu lunatique, dirige d'une main de fer son entreprise mais se trouve très vite confronté aux intérêts et aux défauts de ses employés : Alexandre, un jeune commercial idéaliste (Jérémie Rénier), Jean-Claude, cadre calculateur et arriviste (Benoît Magimel), Nicole, une comptable persuadée d'être harcelée sexuellement (Marion Cotillard) et Béatrice, une stagiaire dont le seul tort aux yeux de Charles est d'être trop positive (Mélanie Doutey). Jamais on ne verra l'ombre d'un bureau : les protagonistes de ce film expriment leurs différends sur un terrain de sport (les « enjeux » qui fondent l'intrigue sont projetés hors-champ). Très bel exercice de style, le film montre comment les difficultés personnelles et professionnelles, ainsi que la nature profonde des joueurs, jaillissent, amplifiées, sur la manière dont on pratique un sport et dont on appréhende du coup la compétition. La musique est signée Laurent Juillet et Denis Pennot. Le pari était audacieux : il ne fallait pas surcharger des séquences de matchs qui pouvaient se suffire à eux-même.
ResMusica : Vous venez de signer avec Denis Penot votre première musique pour un long métrage : « Fair-Play » de Lionel Bailliu (sortie le 6 septembre). Comment devient-on compositeur de films ?
Laurent Juillet : En ce qui me concerne j'attribue cela à deux choses : le travail et la chance d'avoir fait de belles rencontres. Ma vie de musicien a démarré sous l'influence de ma mère chanteuse et pianiste amatrice. Je suis donc entré petit au conservatoire en classe de violon pour en sortir bien des années plus tard avec un prix de guitare classique et un autre de musique de chambre, tous deux obtenus au sein de la classe de Javier Quevedo. Vers l'adolescence, j'ai eu une période très jazz rock. Je jouais de la guitare électrique au sein de diverses formations en portant un intérêt particulier aux arrangements. J'ai longtemps joué dans un quatuor de guitares classiques pour lequel je faisais des transcriptions d'œuvres symphoniques que nous ajoutions à notre répertoire de compositeurs ayant écrit pour notre instrument. Je pense en particulier à Torroba ou encore Brouwer. C'est à cette époque que j'ai découvert les scores d'orchestre. J'ai donc naturellement intégré la classe d'écriture sous l'influence de Gilles Cagnard, compositeur et directeur de l'ENM de Saint Germain en Laye, aujourd'hui décédé. J'ai eu la chance d'y rencontrer deux professeurs hors pair, d'abord Jean Philippe Bec au CNR de Rueil qui est devenu un très grand ami ainsi que Pierre Pincemaille, un musicien d'excellence doublé d'une rare humanité.
Mon intérêt pour la musique de film m'est apparu un jour où mon professeur de formation musicale habituel était absent. Son remplaçant était passionné par le sujet et nous a conduit à analyser la B. O. de Cutthroat Island écrite par John Debney. Ce fut un choc pour moi : j'ai tout aimé dans cette musique. Ce timbre de l'orchestre, que j'affectionne tellement, dégage tant d'énergie ! Cette B. O. reste un must pour moi et je lui dois encore cette insatiable envie de lire les partitions d'orchestre pour comprendre cette manière d'écrire. Ces expériences m'ont petit à petit conduit à lâcher l'instrument au profit de l'écriture. La séparation de notre quatuor à définitivement fait pencher la balance du côté de la composition. Lorsque j'ai commencé à composer, je me suis donc retrouvé à la frontière entre la musique dite savante et la musique plus populaire, moderne. Et je suis persuadé que la musique de film se trouve quelque part par-là, c'est un lieu d'expérimentation sur beaucoup de choses pour un compositeur. Et malgré ce que l'on peut penser, je crois que l'on peut aussi expérimenter sur la forme même si elle reste évidemment étroitement liée à la narration. Mon parcours en tant que compositeur couvre divers domaines, notamment le jeu vidéo, le théâtre ou encore l'illustration musicale. C'est dans ce dernier que j'ai forgé ma plus grande expérience. J'ai eu la chance d'enregistrer un album avec le London Philarmonia grâce aux éditions Kosinus. Ce fut magique, la section de cordes de cet orchestre est somptueuse. Je suis arrivé dans le monde du cinéma grâce à mon ami François Peyrony qui a composé la musique du film d'Eric Civanyan, « Il ne faut jurer de rien ». D'un côté, il m'a demandé d'assurer la direction de production musicale et d'un autre, j'ai partagé l'orchestration du score avec Jean-Philippe Bec. Je remercie encore François de m'avoir ouvert les portes de ce monde que j'aime tant. La production du film semblait très contente de mon travail puisque qu'elle m'a appelé pour venir reprendre en main le score de « Fair Play » que Denis Penot ne pouvait finir faute de temps.
RM : En général, comment travaille-t-on sur un film ?
LJ : On procède en premier au « spotting » avec le réalisateur. Cette étape fixe plus ou moins précisément les entrées et sorties de la musique. C'est aussi là que s'échangent les premières sensations et que le réalisateur évoque son envie émotionnelle. Très souvent il n'est pas musicien, le compositeur doit essayer de traduire cette vision et la mélanger à la sienne pour trouver l'inspiration. Le compositeur cherche ensuite une couleur, un thème, quelques chose qui lui servira de fil rouge pour donner une unité au score. Vient ensuite le travail d'écriture avec les images. La musique de film est un travail de précision formelle. Il faut être très vigilant avec les points de synchro [NDLR : points de synchronisation : instants du film que la musique doit obligatoirement appuyer afin que celle-ci suive le rythme interne de l'image], c'est une phase de travail où l'on ne doit pas se tromper sur les tempi, où il faut trouver les carrures justes qui vont soutenir un montage qui n'a rien de symétrique. De plus, les réalisateurs sont comme nous, ils cherchent des solutions artistiques jusqu'au dernier moment. Le montage n'est jamais figé. Ils n'hésitent pas à enlever ou ajouter une seconde par-ci par-là. C'est un enfer ensuite quand il faut essayer de réordonner un équilibre musical souvent fragile.
Les machines nous aident beaucoup aujourd'hui pour cela. L'inconvénient reste que la programmation de l'orchestre n'est pas une chose facile. Mais nous devons tout maquetter de nos jours, le producteur veut être sûr des choix qu'il a à sa disposition avant de produire un score pour plusieurs dizaines de milliers d'euros. Les autres corps de métier travaillent aussi en numérique et nous devons aussi nous plier à cette forme de production avec ses avantages et ses inconvénients.
Une fois la musique validée, arrive l'édition des partitions durant laquelle on peaufine aussi l'orchestration. Même si les éditeurs de partitions informatiques actuels nous aident beaucoup en ce qui concerne l'impression, cette phase de travail reste très minutieuse. Il nous faut entrer chaque symbole comme si nous travaillions un manuscrit. La relecture est aussi capitale pour éviter un maximum de soucis lors de la session avec l'orchestre. Une fois toutes ces jolies pages remplies de notes de musique nous enregistrons et mixons la musique pour une diffusion multicanaux (5. 1).
RM : Quelle a été exactement votre part de responsabilité dans la composition de la musique de « Fair-Play » ?
LJ : J'ai écrit un peu plus de la moitié de la musique et co-composé un petit quart avec Denis Penot qui quant à lui a réalisé le reste. J'ai orchestré ma musique et quelques morceaux de Denis. Jean-Philippe Bec a orchestré en grande partie la musique de Denis. J'ai aussi essayé de garder une unité et une progression qui suit la dramaturgie.
RM : « Fair-Play » est un film qui se déroule dans le milieu du sport. Les duels sont très intenses et pourraient se suffire à eux-même. Est-il facile de trouver la bonne musique pour illustrer de telles séquences ?
LJ : Non, ce fut loin d'être facile. Il y a beaucoup de tension psychologique dans ce film. Et nous avons décidé de jouer le plus possible sur cet état des choses. La relation entre les personnages est très forte, les joutes verbales laissent peu de place à une musique de situation ou de lieu. La musique illustre principalement l'état d'âme des personnages ou les enjeux qui se dessinent dans leurs rapports. Il y a aussi quelques moments où elle soutient l'action sportive sans jamais oublier que la pression psychologique n'est pas loin.
RM : la musique qu'on entend lors de la séquence du canyonning est spectaculaire. Pouvez-nous en parler un peu ?
LJ : Je pense que vous parlez du final. C'est un long moment musical de presque 8 minutes durant lequel se joue la destinée des personnages. Ce morceau est de loin la plus grosse orchestration de ce score. Il nous a fallu une session complète pour l'enregistrer. Je crois me souvenir qu'il y a plus d'une vingtaine de points de synchro dans les deux premières minutes. J'aime beaucoup cette musique pleine de dissonances et très cuivrée qui porte la tension à son apogée. Nous sommes aussi au plus près de l'action des personnages : du coup l'orchestration est très mouvante pour souligner cette course folle vers la sortie du canyon. Il y a aussi un défi technique dû au bruit permanent de l'eau. L'eau, proche du bruit blanc, a une fâcheuse tendance à faire disparaître le timbre des cordes. Nous avons donc pris la décision de doubler l'ensemble de la section. Les bois ont aussi été d'un grand secours, en particulier sur la fin où le thème est joué en octaves par les cordes pour soutenir le dénouement.
RM : Question plus personnelle. Le monde du cinéma et de la musique, auxquels vous appartenez désormais, est un monde difficile. Partagez-vous la vision du monde des affaires que Lionel Bailliu évoque dans son film ?
LJ : Oui je la partage sur ce film avec un grand plaisir, et heureusement que non, je ne la partage pas dans la vie. Je pense qu'au delà du monde des affaires, c'est surtout la manipulation, la tension psychologique que voulait montrer Lionel Bailliu. Le sport est un très bon prétexte pour cela, la réaction face à l'enjeu est avant tout une histoire de mental. Tout l'intérêt de ce film est là. Une chose est sûre, c'est que l'on ne peut pas être indifférent face à ces personnes et aux rapports qu'ils peuvent entretenir. J'aime sincèrement ce film. Manuel Munz et Lionel Bailliu m'ont fait confiance. Ces hommes sont exactement à l'opposé de ce que montre Fair Play : le monde du cinéma est bien loin d'être si difficile que cela quand on est entouré de la sorte. Merci à eux.
RM : On vous connaît très bien sur Internet : cet outil vous aide-t-il dans votre travail de tous les jours ?
LJ : Internet est une grande source d'informations et de savoir pour moi. C'est aussi un endroit où je peux échanger avec d'autres musiciens avec beaucoup de plaisir. J'y ai rencontré Cécile Marpeau, une chanteuse avec qui je collabore maintenant régulièrement soit pour le plaisir, soit pour divers projets professionnels. C'est une fenêtre qui illumine la solitude du compositeur aussi.
RM : Quels sont vos projets ?
LJ : Je travaille actuellement sur un disque avec Phillipe Falcao pour les éditions Kosinus. Un disque très cinéma d'action actuel. Je compose toutes les parties d'orchestre sur des guitares et des programmations de Philippe. Je pense que nous irons enregistrer en fin d'année. Je vais aussi retrouver François Peyrony qui est en train de composer la musique du prochain film d'Eric Civanyan, « Demandez la permission aux enfants » avec Pascal Legitimus et Sandrine Bonnaire. J'assure la direction de production de la musique et je vais certainement lui prêter main forte pour quelques arrangements.