Symphonie n°8 de Chostakovitch : Bernard Haitink est la Musique
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Gstaad. Festival-Zelt. 29-VIII-2005. Maurice Ravel (1875-1937) : Concerto pour piano et orchestre en sol. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie n° 8 en do mineur, op. 65. London Symphony Orchestra, Hélène Grimaud (piano), direction : Bernard Haitink.
Qu'y a-t-il de plus déstabilisant, de plus énervant, de plus ennuyeux dans un concert auquel vous vous faisiez fête d'assister que des changements de programme, des défections de dernières minutes et autres inconvénients dont vous n'avez pas le contrôle?
Dans la précipitation de se mettre à l'abri de la pluie qui redouble sur Gstaad, vous entrez rapidement dans l'enceinte de la tente du Festival et vous vous saisissez le feuillet que vous tend une charmante hôtesse du festival. Au vestiaire, vous jetez un regard rapide sur le document pour apprendre qu'en lieu et place de la Ve Symphonie de Chostakovitch, on jouera la VIIIe! C'est aussi simple que ça. En plus, on vous remercie d'avance de votre compréhension. Compréhension de quoi? Vous veniez pour entendre Carmen et c'est Norma qui la remplace. Et qu'y pouvez-vous? Après tout, ce doit être aussi aisé de passer d'une symphonie de Chostakovitch à une autre que de changer de chemise. Et puis, quand vous apprenez qu'Hélène Grimaud, venant de Leipzig le jour même, était arrivée à Gstaad à peine deux heures avant son concert…
La pluie redouble. Elle frappe la tente du Festival dans un tintamarre qui ne permet d'entendre qu'à moitié le Concerto pour piano et orchestre en sol de Ravel. Juste quelques accalmies permettent-elles d'apprécier la beauté de la ligne mélodique du piano d'Hélène Grimaud. Après l'entracte, la pluie a cessé. C'est alors que surgissent les contrebasses du premier mouvement de la VIIIe Symphonie de Dimitri Chostakovitch. C'est le choc. On croit à la musique. C'est le London Symphony Orchestra. On se dit, c'est Chostakovitch. C'est Haitink. Les festivaliers vont vivre plus d'une heure d'une réflexion quasi insoutenable sur l'horreur de la Bataille de Stalingrad peinte en musique. Vite se pose la question de savoir si cette musique, si ces images sonores, si cette intensité instrumentale est acceptable à chacun. Peut-on admettre un tel déferlement de sons, une telle vision de la douleur sans en être profondément touché, avoir l'impression d'être un voyeur? Avec un London Symphony Orchestra se pliant superbement aux désirs de Bernard Haitink, peut-on encore parler d'un délice musical? La force des sons, la stridence des violons, la profondeur des violoncelles, les rythmes lancinants et appuyés sur la corde la plus basse du violon sont moins de superbes réalisations techniques orchestrales qu'un investissement artistique de musiciens emprisonnés dans la musique de Bernard Haitink.
Le chef hollandais exacerbe cette symphonie avec une telle densité émotionnelle qu'on voudrait pouvoir l'arrêter pour reprendre son souffle, pour respirer un peu d'air, pour calmer le jeu, arrêter le feu. Mais comme un bateau chahuté par la tempête, les images continuent inlassablement d'assaillir les sens. Elles défilent comme dans un film d'Eisenstein. Les plans se chevauchent. D'une scène à l'autre, les fumées succèdent aux éclats du feu. Le premier mouvement Adagio donne à Bernard Haitink la palette des couleurs noires, grises et sombres d'un Requiem aux compagnons de combats tombant dans un déluge de fer et de feu. Dans l'Allegretto du IIe mouvement, il transforme les souvenirs de la tristesse en vision des combats gagnés. Avec la vaillance, l'entrain des rythmes, il nous fait assister aux soirs de beuveries soldatesques après la victoire sur l'ennemi. Pour que dans les derniers mouvements – (Allegro non troppo (IIIe mouvement) Largo (IVe mouvement enchaîné) Allegretto (Ve mouvement) – les visions dantesques envahissent à nouveau la mémoire du soldat. Comme une évidence à qui sait entendre, la direction de Bernard Haitink semble aller encore plus loin que les sensations du compositeur. Rien de russophile dans son Chostakovitch. Simplement la vision de l'Homme, de n'importe quel homme qui est passé par les affres de la guerre. Avec le geste économe, la musique lui sort des manches. Et parce que Bernard Haitink est l'Homme de Chostakovitch, Bernard Haitink est : la Musique.
PS : A lire l'excellente analyse de cette Symphonie faite minute par minute sur la base de l'enregistrement de l'Orchestre Philharmonique de Leningrad dirigé par Evgueni Mravinski par notre collègue Jean-Christophe Le Toquin.
Crédit photographique : DR
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Gstaad. Festival-Zelt. 29-VIII-2005. Maurice Ravel (1875-1937) : Concerto pour piano et orchestre en sol. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie n° 8 en do mineur, op. 65. London Symphony Orchestra, Hélène Grimaud (piano), direction : Bernard Haitink.