Christian Chorier, IXe Festival baroque de Cordon
Plus de détails
Christian Chorier, directeur du festival du Baroque du Pays du Mont-Blanc, explique sa conception d'une programmation réussie. Des voix astucieusement « mêlées », des répertoires choisis, des lieux en développement.
« Mon métier comprend une part essentielle de psychologie et d'intuition. »
ResMusica : Nos lecteurs vous connaissent déjà depuis notre premier entretien en février dernier. Nous nous revoyons ici à Cordon, lieu imprévu où personne n'imaginerait un tel festival. Comme réussir une programmation aujourd'hui ?
Christian Chorier : Je suis tenté de vous répondre par analogie : comme le fait le chef d'un restaurant pour réussir sa carte. Il vous faut les meilleures essences et saveurs disponibles. Mais ici nous parlons d'artistes… d'individualités dont chacune est singulière. Tout est question de sélection, de discernement et surtout de dosage : mon métier comprend une part essentielle de psychologie et d'intuition. Il s'agit d'étonner et de surprendre le public dans la qualité. Surprendre les auditoires mais aussi les artistes eux-mêmes. Je m'évertue aujourd'hui à susciter des affinités entre les chanteurs et musiciens que je connais, à tisser des liens que j'aime voir croître, dont j'aime faire partager les fruits.
Repérer les talents qui s'ignorent souvent ; distinguer les chemins à prendre afin que les tempéraments se développent ; identifier les répertoires ; travailler ensemble… En quelque sorte, je suis un « marieur ».
Je me souviens d'une production de Lucia di Lammermor de Donizetti, interprétée dans le rôle-titre par Mariella Devia, – qui d'ailleurs chantait sa première Lucia en France. J'étais alors directeur à Valence. Le ténor que nous avons choisi a permis aux deux chanteurs de donner le meilleur d'eux-mêmes. Grâce à la magie de la rencontre. Mariella fut une Lucia splendide, – célébrée depuis, sur les scènes d'Europe et en DVD-, et leur duo d'amour, tout aussi extraordinaire, parce qu'entre eux le contact était très bien passé… il y a de cela, plus de trente ans. Depuis, je n'ai jamais été infidèle à cette ligne et cette conception.
RM : Un festival doit aujourd'hui se renouveler. Pas seulement pour séduire et fidéliser son public mais aussi parce que produire des artistes nécessite une redéfinition du spectacle vivant. Quelle est votre ambition à Cordon ?
CC : D'abord privilégier la jeune génération des interprètes et surtout ne pas faire ce que les grands festivals multiplient et font très bien. Applaudir à tout rompre des célébrités du star système dans des programmes déjà connus n'est pas le sujet d'un festival comme Cordon. Sa taille, le lieu où il se déroule, lui permettent une insolence, une part de risque qui sont moteurs. Pour moi, il est primordial de donner aux jeunes artistes un tremplin dynamique à leur carrière ; pour le public, de découvrir de très jeunes « espoirs ». Songez par exemple que la claviériste qui joue dans le nouvel ensemble d'Ophélie Gaillard, Pulcinella, n'a que 22 ans. Il s'agit de Maude Gratton qui sera, j'en suis persuadé, une très grande musicienne. Je suis heureux aussi d'accueillir, le contrebassiste canadien David Sinclair dont le premier CD comme soliste, va bientôt paraître et qui a travaillé sous la direction de Nikolaus Harnoncourt à Poissy dans « Il Re Pastore ».
RM : En cohérence avec votre souci d'originalité et de qualité, Ophélie Gaillard se produit pour la première fois à Cordon, avec son nouvel ensemble, Pulcinella, et de surcroît dans un programme Vivaldi, lui aussi inédit. Expliquez-nous…
CC : Je connais Ophélie depuis de longues années. Nous travaillons ensemble régulièrement. Ophélie n'hésite pas à prendre des risques. C'est avec elle que nous avons « créé » en première mondiale, à Poissy, le spectacle « Clair Obscur » à la confluence de plusieurs disciplines, faisant dialoguer des instruments très peu associés : ici, la chorégraphie de la danseuse chinoise Jin-Xing et l'accordéoniste Pascal Contet. Plus récemment, Ophélie participait au spectacle « Pierrot fâché avec la lune » présenté il y a quelques mois à la Péniche Opéra et qui de mon point de vue, est le spectacle pour enfants et adultes le plus émouvant que j'ai vu depuis plusieurs années. Pour Cordon, nous avions programmé Amarillis, l'ensemble de musique baroque qu'elle a fondé avec sa sœur Héloïse et la claveciniste Violaine Cochard. Mais leur planning divergeait et il était impossible qu'Amarillis se produise à Cordon cette année. Nous avons donc repris l'idée d'Ophélie de créer un nouvel ensemble et de présenter surtout des œuvres originales. Voilà comment est né, cette année, l'ensemble Pulcinella dans lequel paraissent aux côtés d'Ophélie, la claveciniste Maude Gratton, le virtuose des cordes pincées (théorbe et guitare baroque), Enrique Solinis, et le contrebassiste canadien David Sinclair. Pour cette édition 2005, Pulcinella a présenté en avant-première, quelques extraits de leur prochain disque à paraître en septembre chez Ambroisie, dédié aux Sonates pour violoncelle de Vivaldi en particulier les trois dernières, récemment retrouvées : Sonates N°7 et 9 ainsi que la Sonate en la.
RM : Comment faîtes-vous pour convaincre les artistes de défricher des partitions nouvelles, de travailler avec de nouveaux partenaires, de prendre des risques ?
CC : Mon « discours » doit probablement plaire aux artistes. Ou plutôt je fais confiance à mon intuition. Dans le cas de Georgia Milanesi, je savais au bout de dix minutes au téléphone que nous fonctionnerions ensemble…. Je connaissais sa sœur, Raffaella, également soprano, mais je n'avais jamais entendu Georgia. Comme je vous l'ai dit, je suis certain que tout est question de rencontre et d'affinité. C'est une interprète très expressive capable d'un investissement spectaculaire. C'est le cas aussi de la mezzo argentine, Marisa Martins que vous avez découvert également : je lui prédis la même carrière qu'Anna Caterina Antonacci, si elle sait écouter les bons conseils. Pour chacune d'elles, le public de Cordon aura assisté à l'éclosion de tempéraments exceptionnels.
Concernant le premier concert auquel vous avez assisté, et qui réunissait Jérôme Hantaï et Topi Lehtipuu, là aussi, la prise de risque a été totale jusqu'à leur première séance de répétition. Ils sont tous deux de très grands musiciens et je savais qu'ils allaient être heureux de jouer ensemble, Mozart et Haydn.
Topi chante aujourd'hui dans les plus grandes salles internationales. Quelques jours avant d'arriver à Cordon, nous avons parlé au téléphone et il me disait avec quelle assiduité il apprenait les English songs de Haydn, spécialement pour notre festival. Son instinct de musicien est admirable. C'est un orfèvre du mot et de la sonorité. Je me souviens que directeur du festival de Montreux, j'ai répondu à sa demande d'audition. Il m'avait sollicité pour un engagement. J'ai alors organisé une audition où étaient présents, Ivor Bolton et René Jacobs. Il nous a tellement convaincus que nous l'avons immédiatement engagé. Il a depuis chanté avec Ivor Bolton. Nous n'avons jamais cessé de nous parler et de nous voir régulièrement.
RM : Quelle autre forme voudriez-vous défendre à Cordon ?
CC : J'aimerais développer davantage la notion d'artiste en résidence. Un artiste, en particulier, plusieurs artistes réunis sur un projet commun, doivent répéter dans la durée. Ce travail continu permet, le temps de la résidence, de réviser certaines approches, d'améliorer et de reprendre le travail initié. Soir après soir, concert après concert, il se passe quelque chose de formidable pour l'interprète comme pour le public.
RM : Comment êtes-vous venu à Cordon ?
CC : Mes proches connaissaient les stations qui nous environnent (Megève, Combloux, Argentière). Annecy où nous habitons, n'est qu'à une heure en voiture de Cordon… J'ai rencontré le président fondateur du festival, Bernard Rémy et depuis, nous travaillons à la qualité et à la pérennité du Festival. Les villages proches de Cordon offrent des églises qui sont des « lieux » parfaits pour l'expérience du concert. Ce sont des espaces d'intimité idéalement adaptés pour des œuvres difficiles, pour des partitions méconnues vers un public qui n'en a pas l'habitude mais qui nous suit année après année… comme à Poissy.
RM : Votre vision de Cordon dans deux ans ?
CC : Avec Bernard Rémy, nous avons le projet d'une extension des lieux de concert. Travailler avec d'autres villes afin de donner au label « Pays du Mont-Blanc », associé au festival du Baroque, une croissance et une notoriété légitimes. Il faut prioritairement canaliser la « clientèle internationale » des villes dont les noms ont déjà une résonance forte : nous rêvons du trio Cordon-Megève-Chamonix, sans omettre la complicité d'autres villes-satellites lesquelles accueilleraient un ou deux concerts, d'une semblable qualité. D'autant que l'offre culturelle n'existe pas pendant l'été, et qu'en dehors du ski, on ignore souvent que la Montagne, l'été, est une destination spectaculaire.