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Hector Berlioz (1803-1869) : Benvenuto Cellini. Avec : Gregory Kunde, Benvenuto Cellini ; Patrizia Ciofi, Teresa ; Laurent Naouri, Balducci ; Jean-François Lapointe, Fieramosca ; Joyce DiDonato, Ascanio ; Renaud Delaigue, Le Pape Clément VII ; Eric Salha, Francesco ; Marc Mauillon, Bernardino ; Éric Huchet, le Cabaretier ; Ronan Nédélec, Pompeo ; Chœur de Radio-France (Chef de chœur associé : Philip White). Chefs de chant : Jeff Cohen, Emmanuel Olivier. Orchestre National de France (directeur musical : Kurt Masur ; violon solo : Sarah Nemtanu). Direction : John Nelson. Version de concert, enregistrée les 8 et 13 décembre 2003 à la Maison de Radio-France, salle Olivier-Messiaen, Paris. EMI Records Ltd/Virgin Classics 3 CD 2004
Virgin ClassicsUne absence de plus de trente ans au catalogue discographique officiel – la première de Colin Davis remonte à 1972 – prouve a posteriori à quel point l'échec subi en 1838 à Paris a été cruel pour le jeune et fougueux compositeur de 35 ans. Pourtant l'œuvre de Berlioz à l'instar de celle de son illustre modèle florentin, aurait mérité un meilleur sort.
Rien ne fut plus injuste que sa chute irrémédiable, rien ne fut plus tragique que sa destinée. « Le seul opéra romantique français » (in l'Avant-Scène Opéra – Benvenuto Cellini n° 142 de novembre/décembre 1991, article La voix de Persée par Joël-Marie Fauquet), est toujours en attente d'une improbable renaissance. On qualifiait jusqu'à ce jour l'œuvre d'imparfaite voire de défectueuse. L'édition de la partition critique en 1994-96 dans le cadre de la New Edition of the Complete Work par Bärenreiter sous les auspices de Hugh MacDonald, pourrait changer la donne. Elle propose la partition complète dans tous ses états de compositions et de remaniements successifs : Paris 1 (1838), Paris 2 (1839) et Weimar (1852). Car à n'en point douter, près de 170 ans après sa création, l'opéra donné en concert à Paris en décembre 2003, pour marquer le bicentenaire de l'unique porte-étendard du romantisme musical français, infléchit bien des idées reçues.
Le maître d'œuvre est John Nelson lui-même, qui a retenu la version de Paris 1 de 1838, celle que Berlioz soumit à l'Opéra avant les premières représentations. Toutefois, John Nelson a tenu à intégrer certains éléments issus d'autres versions : à commencer, la romance de Cellini qui ouvre le deuxième tableau de l'acte 1 (donnée ici en appendice) ; l'air d'Ascanio, au quatrième tableau, (conservé dans le corps de l'œuvre) peut-être la page la plus célèbre de la partition et quelques corrections que Berlioz se serait permis. Enfin, un ajout au deuxième tableau du prélude orchestral qui provient de la représentation londonienne de 1853. Le résultat est étonnant. Force est de reconnaître une fois de plus que, malgré ces quelques ajouts jugés indispensables – alliage fondu à même la matière première – et de certaines modifications mineures, le grand Hector a ciselé in extenso et du premier coup de burin, son œuvre d'une main de maître.
Dès l'Ouverture originale, les cinquante mesures supplémentaires rendent celle-ci plus véhémente encore et contrastée. Nous sentons d'emblée que quelque chose se prépare et que l'on ne s'ennuiera pas. Tout est en place. L'air de Balducci « Ne regardez jamais la lune » caractérise le personnage bougon du trésorier papal et met en garde sa fille contre l'apparence trompeuse des prétendants. Teresa nous séduit dans son air « Ah ! que l'amour une fois dans le cœur » un pur joyau avec ses trouvailles vocales et instrumentales, assez éloigné de l'air de remplacement plus connu, « Entre l'amour et le devoir » donné ici en appendice, qui gauchit quelque peu le caractère romantique de la jeune femme. D'autres mesures supplémentaires sont les bienvenues comme le finale du premier tableau et les quelques mesures supplémentaires dans le Carnaval Romain. Retenons les nombreux récitatifs au dernier tableau, qui loin de ralentir l'action par une série d'obstacles à contretemps, justifient au contraire la cohésion dramaturgique de l'ensemble et nous précipitent dans la scène finale.
Des correspondances existent dans tout l'œuvre de Berlioz. Elles se mesurent pour Benvenuto Cellini, à l'aune de la Symphonie Fantastique. C'est le même état d'esprit qui prévaut, la même esthétique romantique. Si le thème de « l'Idée fixe » désigne la femme aimée dans l'Épisode de la vie d'un artiste, le thème incandescent de la fonte de la statue correspond à la passion dévorante de créer. L'artiste se fondant à son double sublimé fait face à son destin, dans la création comme dans la passion amoureuse. Placer le héros au cœur même du « mythe de l'artiste » (in Benvenuto Cellini ou le mythe de l'artiste de François Piatier, éditions Aubier Montaigne, 1979) c'est, par un jeu de miroirs, s'identifier au rôle de l'orfèvre qui taille, façonne, caresse la chair à modeler à partir d'une thématique gravée dans la pierre brute. Aux quatre tableaux de l'opéra répondent les cinq mouvements de la symphonie.
Dans Benvenuto Cellini en particulier, c'est la musique avec ses coups d'audace qui progresse comme le feu mordant qui envahit la chaudière, c'est elle qui met en valeur le timbre des voix et imprime aux personnages leur caractère méditerranéen, latin, c'est l'orchestration solaire, par ses sonorités harmoniques qui marque la dimension dramatique. Une œuvre à l'humeur inégale, passant sans transition du tragique au comique, mais puissante, tumultueuse, grouillante de vie et colorée. Comment résister au tableau du Carnaval Romain, ce torrent de métal ardent qui coule dans nos veines ? Comment ne pas être ému à la fonte de la statue ? De cette musique associée aux forces telluriques, un corps émerge du gisement et prend vie.
Pour défendre une telle œuvre, on se doit d'aguerrir ses troupes à toutes les batailles. Les forces en présence réussissent ce pari et rendent à l'œuvre sa vélocité naturelle si longtemps frelatée. Le premier à ouvrir le feu est Laurent Naouri qui prend très au sérieux son rôle de père. Il campe un Balducci avec la morgue dédaigneuse de celui qui veut tenir sa fille dans la crainte et le respect de l'autorité paternelle. C'est à lui qu'échoit d'exposer le conflit du drame : pour fondre la statue, le choix du Pape à ce libertin de Cellini au lieu de confier la tâche à Fieramosca. Le caractère bouffe s'efface et laisse place à un tempérament plus complexe. On avait tendance à ne voir que le côté caricatural du vieux barbon. Certes, cela peut surprendre d'ajouter une dimension cauteleuse à un personnage tout d'un bloc. Mais on se doit de reconnaître les qualités de l'artiste, son intelligence du texte, la justesse dans l'élocution, la voix ample et belle, toujours le même souci du détail qui force l'admiration. Non, ce n'est pas l'ombre de Narbal (le Grand-Prêtre des Troyens du même Berlioz) qui le hante, mais une étude approfondie du personnage. Il reste à savoir si cette peinture peu familière mais qui caractérise bien le père de Teresa sera comprise et cautionnée par le public.
On imagine sans trop de difficulté Patrizia Ciofi, sur scène, dans le rôle de Teresa. Il faut bien avouer qu'on reste un peu sur sa faim quand on est privé de ses yeux, de sa bouche, de la gestuelle qui en font une comédienne hors pair. La voix un peu grêle, un rien acidulée, semble souvent à la limite du confortable. Elle manque de tonus particulièrement dans son air d'entrée « Ah ! que l'amour une fois dans le cœur ». Mais son français est fort acceptable. On la retrouve beaucoup mieux inspirée et en très bonne compagnie dans le délicieux duo du deuxième acte « Ah ! le ciel, cher époux » où la voix se love à celle de son amant. Nous pouvons alors fermer les yeux et oublier tout le reste.
Si l'hygiène vocale est une vertu, celle-ci a pour nom, Joyce DiDonato. Elle prend à bras-le-corps le rôle d'Ascanio. Une voix ample, somptueuse, à l'aise dans les aigus, à nous couper le souffle. C'est une joie de l'écouter finement ciseler les détails de son premier air « Cette somme t'est due » aux moult fioritures, serti de vocalises. Elle est magnifique, anthologique. Tout y est, l'intelligence du texte, la prononciation adéquate. Le bonheur absolu s'installe dans le rondo avec ses glissades chromatiques, et tout le théâtre qu'elle fait ressortir dans le deuxième couplet est exquis.
On s'en doute, les honneurs vont surtout au Benvenuto de Gregory Kunde. Remplacer au pied levé, le célébrissime Roberto Alagna n'était certes pas gagné d'avance. L'épée de Damoclès était suspendue au-dessus de sa tête. Il relève le défi et gagne sur tous les fronts. Il nous a donné un Énée de haut calibre ; vocalement, la pointure cellinienne lui sied à merveille. Il aborde son premier air, « La gloire était ma seule idole » d'un lyrisme pur, la voix est parfaite, bien équilibrée, émouvante. Le temps semble suspendu. C'est le héros romantique par excellence qui s'expose à tous les dangers. Dans son deuxième air, « Sur les monts les plus sauvages » plus riche encore en sonorités, on retrouve la même voix idéale, respectueuse des exigences de la partition. Il tient à son actif deux rôles écrasants dont il sort vainqueur et donne coup sur coup sa pleine mesure dans ce répertoire.
Le Fieramosca très coloré et énergique de Jean-François Lapointe est à la mesure du personnage. Voix charmante, il joue (cela s'entend) à la perfection. Il peut être fanfaron, couard, drôle, scélérat. Tout cela passe par la voix, il offre ainsi la plus belle parure avec laquelle il habille un personnage ingrat, du faux artiste à l'amant éconduit. Son air, « Ah ! qui pourrait me résister! »est irrésistible de drôlerie, il sait infléchir à sa voix les nuances idoines, toujours en situation. Mais le trio du premier acte est hilarant, on l'imagine, tapi à l'ombre des amants, avec un énorme bouquet à la main, essayant d'attraper au vol des bribes de dialogue.
Le Pape de Renaud Delaigue est à la limite de l'idée que l'on se fait d'un personnage important voire imposant. La voix est un peu verte pour le rôle. Elle manque de grandeur et de magnificence, cette pompe sacrée qui fait les vrais hommes de pouvoir. Mais ne boudons pas notre plaisir, cette basse possède des qualités bien réelles. Et il faut bien avouer que les paroles attribuées au saint-père ne le servent pas toujours adéquatement et ne sont pas en elles-mêmes en odeur de sainteté. Nous avons affaire à un Souverain Pontife qui manque un peu de majesté.
Tous les autres rôles secondaires sont bien tenus, à commencer par le spadassin Pompeo de Ronan Nédélec. Le Cabaretier d'Éric Huchet, à la voix quelque peu nasillarde, – il est difficile de faire oublier Hugues Cuénod – est excellent lui aussi. Idem pour les amis ciseleurs Bernardino et Francesco de Marc Mauillon et Eric Salha. Et que dire de la présence si exigeante du chœur, sinon qu'on ne peut jamais le prendre en défaut, qu'il intervient comme un personnage de premier plan, qui non seulement commente l'action mais fait partie intégrante de l'histoire. Partout, du finale du premier tableau avec ses voix de femmes qui frôlent l'hystérie au Chant des Ciseleurs, c'est la perfection même. Pour s'en convaincre, on ne peut que se référer au tableau du Carnaval romain dont l'armature sonore est rythmée avec précision, cadencée au comma près.
La gloire revient à John Nelson. D'une œuvre ciselée dans du métal très dur, il a su tirer de l'Orchestre National de France, la substantifique moelle. Berliozien émérite, on le sent très scrupuleux des tempi, à retenir la bride de son orchestre quand cela est nécessaire, ou à le déchaîner en temps opportun. Il sait colorer la palette de mille nuances, par des teintes chatoyantes, parfois crues à nous secouer le tympan. C'est le véritable maître d'œuvre. Il a su imposer sa version qui deviendra la référence absolue, la seule légitime, la mieux inspirée. Toutes ces conditions enfin réunies prouvent que l'on peut, que l'on doit monter cet opéra sur scène, avec décors et costumes et le mener au succès – comme nous l'avait prouvé l'Opéra de Paris en 1992, dans une excellente production passée aux oubliettes. Vivement Benvenuto en DVD !
Il faudra bien admettre ce chef-d'œuvre. Cellini, n'est-il pas le frère aîné de Carmen ?
Hector Berlioz dérange. Sans vouloir ranimer le feu dans la chaudière, la patrie reconnaissante lui refuse l'accès au Panthéon. Interdit selon certains pour « désengagement civique ». Soit ! C'est de bonne guerre. À ce que je sache, il n'y a que des morts au Panthéon. Hector Berlioz dérange. Sa musique, plus vivante que jamais bat au rythme de notre cœur. Toute sa vie, il a tranché la tête des Gorgones.
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Hector Berlioz (1803-1869) : Benvenuto Cellini. Avec : Gregory Kunde, Benvenuto Cellini ; Patrizia Ciofi, Teresa ; Laurent Naouri, Balducci ; Jean-François Lapointe, Fieramosca ; Joyce DiDonato, Ascanio ; Renaud Delaigue, Le Pape Clément VII ; Eric Salha, Francesco ; Marc Mauillon, Bernardino ; Éric Huchet, le Cabaretier ; Ronan Nédélec, Pompeo ; Chœur de Radio-France (Chef de chœur associé : Philip White). Chefs de chant : Jeff Cohen, Emmanuel Olivier. Orchestre National de France (directeur musical : Kurt Masur ; violon solo : Sarah Nemtanu). Direction : John Nelson. Version de concert, enregistrée les 8 et 13 décembre 2003 à la Maison de Radio-France, salle Olivier-Messiaen, Paris. EMI Records Ltd/Virgin Classics 3 CD 2004
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