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Le Chevalier viennois

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Vienne. Staatsoper. 10-I-2004. Richard Strauss : Der Rosenkavalier. Yvonne Kenny, Kurt Rydl, Sophie Koch, Laura Aikin, Geert Smits… Mise en scène : Otto Schenk. Chœur et orchestre de l’opéra de Vienne. Direction : Peter Schneider.

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De cette langue sans exemple qu'il avait inventée pour Le Chevalier à la Rose, cette sorte de «volapück du XVIIIe siècle», Hoffmanstahl estimait qu'elle «a fait de ce livret l'un des moins traduisibles du monde».

Photo (c) Wiener Staatsoper GmbH / Axel Zeininger

Ce que cette langue exprime, dans sa structure même, c'est en effet — toujours selon son auteur — «la sociabilité des personnages entre eux, sociabilité qui produit l'atmosphère vitale de la pièce». La correspondance assidue entre l'auteur du livret et le compositeur montre l'étroite collaboration de cet extraordinaire tandem et le désir de de se couler dans l'esprit voulu par le dramaturge.

Merci au Staatsoper de Vienne d'avoir conservé depuis 1968 la production d', qui n'a pas pris une ride.

La grande force de cette production, grâce aux décors de Rudolf Heinrich et aux costumes d'Erni Kniepert, est de n'avoir pas trahi le cadre «à la fois authentique et inventé» voulu par les auteurs, et qui est indispensable à l'équilibre fragile de cette dramaturgie pesée dans les mêmes «balances en toile d'araignée» qu'on prête à Marivaux. Car la Vienne de Marie-Thérèse n'est pas plus transposable que la langue de Hoffmanstahl n'est traduisible ; l'époque où se situe la pièce n'est pas un décor : elle fait partie intégrante du drame, c'en est même l'héroïne première. L'auteur lui-même le dit : «le jeu avec les personnages […] n'eût pas été suffisant en soi-même pour produire un monde de figures vivantes. Il y avait derrière le désir secret de faire naître un ensemble mi-réel, mi-imaginaire, cette Vienne de 1740, toute une ville avec ses classes sociales, dont chacune fait ressortir les autres et qui se mêlent entre elles, avec leur cérémonial, leur gradation mondaine, leur manière de parler ou plutôt leurs différentes manières de parler selon leur classe, avec la proximité toujours ressentie de l'élément populaire». Ce n'est que dans ce monde que peuvent évoluer la Maréchale, Sophie et Octavian, c'est de ce monde recréé que procèdent la langue de Hoffmanstahl comme la musique de Strauss.

Le metteur en scène, le costumier et le décorateur ont joué de concert avec les mêmes références que Strauss et Hoffmanstahl : témoin cette fantasque architecture inspirée de Hildebrandt dans le IIe acte, avec juste ce qu'il faut de décalage pour suggérer l'ironie que doit inspirer le Stadtpalais du parvenu Faninal. Ils l'ont fait avec la même liberté d'esprit que les auteurs : les personnages ne paraissent pas en habit de parade, ils sont pour ainsi dire pris au débotté, avec la désinvolture du Kavalier ou de la très grande dame.

Ni reconstitution ostentatoire (comme au Met) ni laborieuse et conceptuelle transposition (comme à la Bastille), du naturel, tout simplement. Du coup, les chanteurs se prennent à être aussi des comédiens, avec un chic et un abattage tout boulevardier — pardon ! très Ringstrasse.

En tête des éloges, l'Ochs de Kurt Rydl, à qui la mise en scène permet de rendre avec finesse les nuances du personnage. Strauss se désolait que les interprètes d'Ochs se déguisassent en «d'horribles monstres vulgaires aux manières prolétariennes» : c'est exactement ce en quoi la production parisienne de Wernicke avait, en 1997, grimé un malheureux Franz Hawlata affublé de ridicules culottes tyroliennes. Sur la scène du Staatsoper, nous avons bien affaire au «Don Juan de village», au «noble quelque peu hobereau» dépeint par le compositeur : «intérieurement, c'est un porc, mais l'extérieur reste présentable». Avec dans chacun des actes, des numéros d'acteur comique consommé, mais qui sait s'arrêter tout juste où menacerait le cabotinage.

La Maréchale d'Yvonne Kenny a conservé son aigu corsé et rayonnant ; sa présence n'a sans doute pas tout à fait la grâce radieuse de Felicity Lott, que ce fût en 1992 au Châtelet ou dans la vidéo de la même production viennoise d', sous la direction miraculeuse de Carlos Kleiber (DG). Mais Yvonne Kenny apporte au rôle «cette simplicité extraordinaire, souvent presque modeste» que Hoffmanstahl voulait pour rehausser la grandeur de son personnage. Le monologue du 1er acte, elle le dit : avec quelle sobriété, mais avec quelles nuances !…

Octavian, c'est . Un aigu qu'on a pu entendre ailleurs tendu, vert, vibrant à l'excès, ne la gênera pas dans ce rôle. En revanche, elle y peut déployer un grave sonore et élégant qui, joint à son physique svelte, rend le personnage du jeune homme, pour une fois, crédible. La fougue de l'adolescent dans son départ du 1er acte, l'allure du jeune seigneur dans son arrivée du 2e, aux cris de la foule en coulisse : «Rofrano ! Rofrano !», la gaucherie (mais sans burlesque) du travesti : on n'avait pas vu incarner avec autant d'aisance ce personnage difficile depuis Anne-Sophie von Otter.

Sophie a emprunté le timbre frais de qui, comme Yvonne Kenny d'ailleurs, faisait ses débuts viennois dans son rôle. Elle aussi a réussi à être le personnage dans sa complexité — eh ! oui, même Sophie. Trop souvent les chanteuses cherchent à chanter le rôle. Il suffit à de suivre avec beaucoup d'art la diction si mouvante que Strauss lui affecte, parfois appliquée, parfois extatique, et soudain précipitée comme sous l'empire de la confusion. Sophie, pour être très jeune et très timide, n'est ni une sotte ingénue, ni une petite peste à la Rosine (profil vers lequel l'a tirée parfois Barbara Bonney), et encore moins — même si à la fin «elle se croit à l'église» — une soliste d'oratorio.

Passons sur les seconds rôles et sur le chœur : tout ce monde-là joue très bien, et le peu qu'on entend est assez bon mais, hélas, tout est dans le «peu». Et c'est vraiment très peu ! Le vieux routier Helmut Wildhaber, décoré du prestigieux titre de Kammersänger, n'a plus la voix qu'il faut, même pour Valzacchi. Seul l'excellent Wolfgang Bankl (le Commissaire) montre qu'il n'est pas seulement un acteur, mais qu'il est là aussi pour chanter.

Le tout premier rôle, au Staatsoper, revient toujours à l'orchestre. Dès le solo initial du cor et le premier accord, la magie opère : on est à Vienne. L'émotion naît déjà de cette splendeur première du son. Et qu'importe que la création ait été à Dresde ! Nul autre orchestre que celui-là ne parvient à donner son exacte couleur à chacun de ces traits fugitifs, tantôt dévolus aux bois, tantôt à un violoncelle ou un violon solo, qui flottent et s'entrechoquent à travers la féerie de la texture orchestrale, comme les motifs complexes et signifiants d'une composition de Kandinsky.

Peter Schneider, habitué de cette musique, la dirige avec une alacrité qui surprend d'abord. Puis, on se rend compte de ce qu'elle apporte de fluidité à l'action (Strauss n'écrivait-il pas à son librettiste que «son travail coulait comme la Loisach» ?), de ce qu'elle permet de latitude pour laisser respirer au rythme de la conversation chantée ; enfin, de ce qu'elle apporte de pudeur. Peter Schneider étend en quelque sorte à tout l'opéra les recommandations de Strauss pour la fin du 1er acte : qu'»il faut lui garder sa grâce viennoise et sa légèreté, montrer des yeux à la fois humides et secs, cependant que le chef évite des tempos traînants».

Des spectacles de cette sorte, nous n'en voyons plus guère sur la scène de Paris… l'adieu au Faust de Lavelli l'année dernière en fait encore un de moins. Le mot Finesse existe aussi en allemand, comme tant d'autres mots français : Charme, par exemple. Ces qualités, qu'Hoffmanstahl et Strauss ont tant travaillé à mettre dans leur Rosenkavalier (français de cour y compris), voilà une production et des interprètes qui mettent bien de l'intelligence à s'effacer derrière elles. Faudrait-il regretter qu'ils n'aient pas plutôt amusé leur intellect à propos, c'est-à-dire aux dépens d'un chef d'œuvre ? Nous laissons ce genre de mépris aux cuistres.

Crédit photographique : © Wiener Staatsoper GmbH / Axel Zeininger

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