Plus de détails
Wilhelm Kienzl : Don Quichotte – Thomas Mohr, James Wagner, Michelle Breedt, Célina Lindsley, Mathias Henneberg, Thomas Hay… Rundfunkchor Berlin, Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, Gustav Kuhn (direction). 3 CD CPO n° 999 873-2 ; 3h21mn. Présentation éditoriale complète ; Livret bilingue allemand-anglais. 2003.
CPOLa figure mythique du chevalier à la triste figure aura suscité moultes adaptations musicales, et ce, dans des genres différents.
Au XX ème siècle, Massenet entre autres lui dédie un de ses opus les poignants ; Ullmann – Don Quichotte tanzt fandango , Diether de la Motte – Sérénade pour Don Quichotte, sans parler des mélodies de Ravel ou d'Ibert. Les musiciens ibères ne sont pas en reste : le catalan Roberto Gerhard conçoit un ballet, et plus récemment, deux opéras sont créés en 2000 à quelque huit mois d'intervalle : Don Quixote de Cristobal Halffter et celui plutôt hybride de José luis Turina, Don Quixote en Barcelona au Liceo. Le héros emblématique de Cervantes a également inspiré un musicien autrichien bien dédaigné – pour d'obscures raisons : Wilhem Kienzl (1857-1941).
Son abondante production est dominée par la musique de chambre, visiblement son domaine de prédilection, de nombreux lieder. Aucune incursion marquante, semble-t-il, dans le genre symphonique hormis ses Symphonische Variationen über das Strassburg-lied. En outre, il écrit quatre ouvrages lyriques dont il est le librettiste. On ne saurait toutefois reprocher à ce pianiste, chef d'orchestre et biographe de Wagner de pécher par méconnaissance des ressources expressives de l'orchestre. Chez ce coloriste fin, ce dernier est le protagoniste principal, pléthorique, luxuriant : bois par trois, huit trompettes, huit cors naturels, quatre guitares, un usage discret des catagnettes pour la couleur hispanisante. Il est admirablement construit, sans emphase ni boursouflure ; tant l'économie de moyens, un chromatisme « tristanien », et des thèmes solaires à foison donnent naissance à un insolite chef d'œuvre.
Cette fresque majestueuse au post-romantisme onirique constitue une ébouriffante chanson de geste. Ce conte picaresque date de 1898 – et (surprenante coïncidence) a été créé la même année des Variations Fantastiques de Richard Strauss sur Don Quichotte, détonante joute virtuose pour violoncelle concertant. Pour Kienzl, la déception est de taille, le succès mitigé, critique froide, public désorienté. Ce qui est vraiment infondé. La partition prolixe peut s'écouter d'un seul trait (près de 3 heures trente de musique diluvienne). Cet enregistrement providentiel bénéficie d'une distribution prestigieuse ; au pupitre, un authentique maître de musique, Gustav Kuhn, convaincu de la viabilité de cette œuvre faramineuse.
Kienzl aurait-il été happé par quelque Venusberg mystérieux ? On peut l'imaginer. D'après nos sources (remarquable notice d'accompagnement, érudite sans être pédante) le compositeur a longuement séjourné à Bayreuth. Ce que confirme un néo-wagnérisme flagrant, lequel n'est pas celui d'un épigone idolâtre. Ce grand opéra instaure une complexe armature sonore ; on affronte un hurricane orchestral, une superposition d'innombrables lignes mélodiques portées par des vents translucides. Se télescopent trois influences, celle de Wagner précité : les scènes chorales accusent une parenté évidente avec les Maîtres-Chanteurs. Ensuite, on retrouve une truculence digne des Joyeuses Commères de Windsor de Nicolai, voire des réminiscences schumaniennes – le Paradis et de la Péri.
Quitte à contredire le musicien lui même « s'estimant affranchi ici de la tutelle » du grand Richard, Don Quichotte se situe dans le droit sillage de Tannhaüser. Plus précisément, le rôle-titre a tout du baryton héroïque, « wolfranien » au lyrisme « hymnique », stellaire ; phosphorescent, drapé dans un mélancolie profonde, traversée de subits éclairs exaltés. Hans Sachs n'est pas très loin. Doté d'un charme magnétique, mieux encore d'un charisme messianique, Thomas Mohr s'identifie parfaitement à cet humaniste illuminé, anti-héros marginal et décallé. Sa ligne vocale est extatique et ardente – écoutez le monumental monologue au III° acte « Dort in jenen öden orte », point de départ d'une immense divagation rêveuse. Idem de son alter ego, l'épatant Sancho de James Wagner, ténor bouffe haut en couleur, toujours digne, pourvu néanmoins d'une ligne vocale élégiaque, d'une pudeur quasi mozartienne.
Cette majestueuse comédie tragique, tient de l'ode ésotérique, de la ballade épique, ou de la fable mystique. Elle ménage l'éblouissant crescendo paroxystique à l'acte III – la mort de Don Quichotte, avant l'intense poslude et l'ultime accord de sol majeur morendo. Un des plus beaux finales d'opéra. Ce chef d'œuvre requiert un sens du rubato incessant, de l'équilibre, des demi-teintes. Elle est traversée de fulgurants intermèdes symphoniques, poèmes musicaux ondoyants, ponctués de rythmes de bal. En toile de fond, un parti-pris de douceur, d'humilité et d'ironie tendre. Le musicien contourne aisément l'écueil consistant à n'octroyer aux voix qu'un espace infime. Le chant, loin d'être roi quoique souverain est un instrument comme les autres, qui se plie et se soude à l'architecture orchestrale.
A noter encore l'étourdissant ballet du II, divertissement enchanteur : au cours d'une liesse festive, se succédent une sophistiquée danse mauresque puis une tarentelle insensée. La plage III offre un sommet de science harmonique, d'ingéniosité au plan du miroitement des timbres. Une richesse polyphonique et contrapuntique rares, proche du Franz Schmidt de Notre Dame, ou de Zemlinsky. La phalange berlinoise dispose d'une batterie de cuivres mœlleux – dont les cors ricanants aux prises avec des arabesques retorses. Une réhabilitation majeure. Faudra-t-il batailler contre des moulins à vents pour qu'un théâtre français à la fibre aventureuse (l'œuvre n'a jamais franchi les frontières de langue allemande) impose ce Don Quichotte ou tente L'Évangéliste ? Kienzl, belle illustration d'une identité culturelle à l'échelle européenne.
Plus de détails
Wilhelm Kienzl : Don Quichotte – Thomas Mohr, James Wagner, Michelle Breedt, Célina Lindsley, Mathias Henneberg, Thomas Hay… Rundfunkchor Berlin, Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, Gustav Kuhn (direction). 3 CD CPO n° 999 873-2 ; 3h21mn. Présentation éditoriale complète ; Livret bilingue allemand-anglais. 2003.
CPO