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Carmen au Stade de France

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Saint-Denis. Stade de France. 20.IX.03. Georges Bizet (1838-1875), Carmen. Nora Gubisch, Luca Lombardo, Evgueniy Alexiev, Laurence Janot, Delphine Galou, Elisa Doughty, Grant Youngblood, Thierry Félix, Jérôme Corréas, Thomas Morris, Jean-Paul Muel. Orchestre Philharmonique de Radio France. Chœur de Radio France. Maîtrise de Radio France. Direction : Marco Guidarini. Chorégraphie Bruno Agati. Lumières : Jacques Rouveyrollis. Décors : Hélène Robert et Anne Carles. Mise en scène : Bernard Schmitt et André Serré

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Deux ans presque jour pour jour après une Aïda pour le moins très controversée, le Stade de France renoue avec les méga-productions d'opéra, par le biais de Carmen.

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Annoncé dès 2001 au moins, ce projet a eu pour lui la durée propice au mûrissement, et l'avantage de tirer profit de la précédente expérience. Le principal handicap à la charge du « Verdi » étant la dimension minuscule des personnages en un aussi vaste lieu, la scénographie dédiée à Bizet a dû repenser la visibilité de fond en comble ; en plus de l'amplification sonore nécessaire.

Autant le préciser d'emblée, sur ce plan déjà, l'entreprise est un succès. Une utilisation intelligente et variée du surabondant espace scénique par Bernard Schmitt et André Serré emporte l'adhésion sans grande difficulté, malgré un net passage à vide lors de l'acte II, chez Lillas Pastia. Plus encore, et on ne peut que s'en réjouir, cette Carmen triumphans s'avère une véritable réussite musicale – c'est même l'un des tout meilleurs plateaux qu'on ait pu apprécier dans cette œuvre, en trente années de fréquentation ! Solidement dirigée, avec des chœurs magnifiques et d'irréprochables solistes, elle bénéficie en outre, sur trois actes au moins, de décors, lumières et costumes proprement épatants.

Une homogénéité de haut vol qui risque d'autant plus de faire grincer des dents qu'elle heurte de plein fouet une opinion largement répandue dans le milieu mélomane selon laquelle on ne peut faire de qualitatif dès lors que le « populaire » y a sa place. Quitte à froisser certaines de ces susceptibilités, on éprouve une véritable jubilation à assister à une telle quadrature du cercle. Un grand coup de sombrero aux organisateurs d'un spectacle à haut risque, défendu haut la main. A la condition expresse d'accepter que l'on va voir jouer devant cent mille personnes ce qui était prévu pour… mille. Et en se gardant de tomber dans le nombrilisme béat (en plus de fallacieux) du programme, lequel annonce sans rire : «  en a rêvé, nous allons le faire » ( !).

Évidemment, la sonorisation ne manque pas de heurter dès le premier accord du Prélude. Ce mal nécessaire étant entériné et surmonté, il n'est plus que de suivre et d'écouter, en sus de voir. , jeune et fringant directeur musical de l'Opéra de Nice, attaque sans trop de brutalité (ce que l'on pouvait redouter, malgré tout). Il fluidifie même les détails dans les pupitres graves des cordes et les vents, un exploit en un tel lieu. D'ailleurs, sa battue est presque toujours idoine. Elle ne paraît se déliter que dans l'acte II, en particulier au moment du Quintette. Malgré de nombreux écrans de télévision cachés permettant aux chanteurs de suivre le chef, « l'affaire » y est corsée. Le maestro et ses troupes officient dans une sorte de tente centrale : or avec le nombre de chanteurs les décalages se multiplient, les distorsions et approximations également, et l'acte se termine dans un tintamarre orchestral et choral plutôt fâcheux. En revanche, après un III de toute beauté, Guidarini livre un IV ni plus ni moins appelé à demeurer dans les annales de Carmen. Authentique paroxysme que ce duo final au couteau, des noces de sang sur écrin blanc : si virginal, si nu, si beau !

L'Orchestre Philharmonique et la ne sont certes pas des faire-valoir. Et parmi les chœurs s'entendent des couleurs plus ibères que nature, une diction nuancée et détaillée, étonnante en des conditions aussi peu… intimistes. Nuance et diction sont également l'apanage de . Ayant rejoint voilà trois ans à Nancy la longue filiation des cigarières – même si bien des « grandes » se sont pris les pieds dans cette mantille -, elle n'a pas la partie facile, après Von Otter à Glyndebourne, ou l'étonnante Gheorghiu au disque. Elle fait au moins aussi bien qu'elles ! Son jeu animalier, taurin, jamais vulgaire, n'a d'égal que son chant : sombre, délié, aux infinies nuances, d'une grande richesse psychologique. Plus encore, Gubisch – qui m'avait enthousiasmé en 2002 lors de la recréation mondiale des Fées du Rhin d'Offenbach à Montpellier – porte en elle les Eboli, Santuzza et surtout Kundry, compositions dans lesquelles son talent ferait sans aucun doute merveille.

Le Don José, , n'est pas en reste. Ses débuts sont hésitants – il est vrai que jusqu'à certain Hoffmann récent de Bastille, son parcours n'a rien eu de fracassant -, et il semble bien empoté pendant la Séguedille. A partir du II, c'est mieux que le sans-faute : l'un des meilleurs titulaires de son rôle (avec ) est révélé. D'un « Air de la Fleur » chaste et poignant à une conclusion théâtralement aboutie, pathétique, sans le moindre débordement vocal. Bravo ! Un jeune Bulgare, , partage avec lui une irréprochable diction française – une de plus ce soir. Doté d'une présence scénique très forte (quand il n'est pas juché sur son char ridicule, encore une faiblesse du II), cet Escamillo grand format possède de surcroît un aigu endurant, dardé quoique stylé. Ce qui fait merveille, on s'en doute, dans les Couplets du Toréador.

Impossible de se montrer modéré, fût-ce au nom d'un « rééquilibrage », envers la miraculeuse Micaëla de Laurence Janot. Cette ballerine de vocation a été bien inspirée de suivre le conseil de en optant pour le chant. Jamais mièvre, d'une noblesse de ligne et d'une pureté de timbre digne de Katia Ricciarelli à son zénith, elle s'impose malgré quelques syllabes escamotées (problème de régie ?) dans un personnage somme toute si ingrat qu'il n'a jamais été idéalement distribué. Des comprimari, on retiendra de hautes satisfactions (Jérôme Corréas, Moralès de grand luxe), des inégalités (une Frasquita aigre), voire des déceptions (Thierry Félix, Zuniga univoque et terne)…

La version choisie est l'original « Opéra-Comique » nanti de dialogues parlés, très crédibles ici. Sans les Couplets de Moralès révélés par Frühbeck de Burgos puis Plasson, mais avec la totalité du court et magnifique duo José-Escamillo au III. On sait gré à tous les chanteurs – avantage paradoxal de la sonorisation ? – de se retenir de vociférer ce qui n'a pas à l'être, même en plein air… et d'être presque tous de très corrects comédiens, malgré la scène disproportionnée. Comme indiqué, les leçons d'Aïda ont été tirées : le plateau interminable est cette fois garni en son milieu d'ingénieux dispositifs télévisuels permettant d'apprécier les artistes dans l'action. Hormis durant le litigieux acte II, la conception dramaturgique est séduisante : une foule de typologies, ingrédients et accessoires se répartissent autour de l'anneau central, aux reflets bleutés futuristes. Au III, et surtout au IV, de magnifiques effets (montagnes, arène) sont obtenus des gradins eux-mêmes, les vêtements blancs très majoritairement portés par les spectateurs réfléchissant les éclairages projetés. Il est fait, en outre, un usage percutant mais habilement dosé des incrustations vidéo (les cigarières, la mère de José, la corrida… et les cartes à jouer, pendant le fameux Trio).

Autour de cette Carmen décidément truffée d'atouts, voire « carré d'as », on déplore deux mauvaises donnes ; extérieures il est vrai au spectacle lui-même. Une jeune femme prend la parole avec calme et modération, dix minutes avant le début, au sujet des intermittents du spectacle. Pourquoi ne pas la laisser s'exprimer, au lieu de la rabrouer sauvagement à coup de sifflets ? Enfin, à la sortie du métro sont distribués des tracts, les mieux intentionnés du monde, protestant contre l'aspect tauromachique – donc cruel – de l'opéra ! Dans le même ordre d'idées, s'il existe une Ligue pour la Protection des Dragons, conseillons-lui de faire blocus contre les productions de Siegfried.

Crédit photographique : © AP FOUCHA

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