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Laurent Bayle, directeur de l'Ircam depuis dix ans, quitte ses fonctions le 31 décembre pour prendre à compter du 1er janvier 2002, la direction de la Cité de la musique, succédant ainsi à Brigitte Marger. Bernard Stiegler succédera à Laurent Bayle à la direction de l'Ircam.
« J'ai pensé que le salariat du compositeur pouvait aboutir à un blocage. »
ResMusica : Lorsque vous avez pris la direction de l'Ircam (Institut de coordination acoustique/musique), l'institut créé par Pierre Boulez avait à peine quinze ans. Où en était-il à l'époque ?
Laurent Bayle : Lorsque j'ai pris la direction de l'Ircam, en 1990-1991, je succédais directement à Pierre Boulez. Au cours des années 1980, l'Ircam a accueilli une génération de compositeurs qui s'est intégrée à celle qui avait participé à la création de l'institut et qui a amené un sang nouveau dans les habitudes de travail. Je pense que c'est avec l'arrivée des Manoury, Murail, Dalbavie, Stroppa, Lindberg, et autre Saariaho, plus familiarisés avec l'informatique, que l'Ircam a perçu un certain nombre de modifications qui étaient en train de s'opérer à l'extérieur. Car tout est finalement allé assez vite.
En effet, lorsque Boulez a créé l'Ircam à la fin des années 1960, la notion d'informatique appliquée à la musique était uniquement repérable dans quelques universités américaines, comme Stanford en Californie ou MIT à Boston, tout restait à faire. Ce qui a donc placé l'Ircam des débuts dans une perspective intense, et ce qui a également conduit par ricochet à devoir faire ses preuves sur des dispositifs informatiques qu'il a fallu construire. L'on peut aujourd'hui le reprocher à l'Ircam, mais comment aurait-on pu avoir une approche plus planifiée alors qu'aucun outil ne le permettait. Ce qui aura nécessité une recherche intense et la création d'œuvres qui, par la force des choses, devenaient emblématiques.
Mais parallèlement à la venue de jeunes compositeurs, l'Ircam s'est attaché au transfert de ses programmes sur des technologies plus légères, à se soucier des œuvres autour, de leur transportabilité. Il fallait entraîner un certain nombre de collaborations qui induisaient que, de la recherche, on passe au développement, à l'adaptation des outils avec des visées plus démocratiques. L'Ircam s'est également attaché à l'internationalisation des compositeurs, et à ce qu'ils développent au sein de l'institut puisse être reproduit chez eux pour les transposer sur des plates-formes plus légères.
ResMusica : Comment s'est passée la succession ?
LB : Lorsque Pierre Boulez m'a recruté, en 1987, il m'a simplement dit « écoutez, vous travaillez dans un premier temps comme directeur artistique ». J'ai donc succédé à Nicholas Snowman à la direction artistique de l'Ircam « pour voir comment nous pouvons travailler ensemble ». Un an après, en 1988, Boulez m'a dit : « Mon contrat expire en 1991, je ne veux pas aller au-delà, sinon la pérennité de l'Ircam pourrait être mise en jeu. Nous sommes en 1988, est-ce que vous acceptez de rester deux ou trois ans pour observer, mais personnellement je suis demandeur à ce que vous preniez la direction de l'Ircam à mon départ, en 1991. » J'ai donc utilisé cette période de deux ans, Boulez me passant le relais un an avant l'échéance. Le fait que la passation de pouvoir se soit faite sur un si long terme vient de ce que Boulez, compositeur et un chef d'orchestre de réputation internationale, n'est pas un directeur au quotidien. Nos espaces spécifiques ne pouvaient pas bousculer, et, chemin faisant, la confiance a suffi pour que tout se passe bien.
ResMusica : L'une de vos premières décisions de directeur de l'Ircam a été de restructurer le statut du compositeur.
LB : Lorsque j'ai pris mes fonctions, l'équipe de l'Ircam comptait 75 personnes, aujourd'hui nous sommes 120. Il devait y avoir 25 chercheurs, là où nous sommes 50. En 1991, le nombre de compositeurs était réduit à 7 ou 8. Ils composaient à l'Ircam une œuvre par an, et bénéficiaient d'un statut plus solide qu'aujourd'hui, recevant non seulement une commande mais, répondant plutôt au concept de compositeur chercheur, ils percevaient ce qui pourrait être assimilé à un salaire. J'ai pour ma part diversifié le nombre de compositeurs, préférant multiplier les personnalités extérieures ayant une œuvre en commande, parce que la question du salariat allait assez vite poser la question du compositeur collaborateur permanent. Et il me semblait que, compte tenu de la rapidité des mutations de la société et du fait que tout compositeur a des phases dans sa vie créatrice, et, ne passe pas son temps en recherche, il ne va pas se remettre en cause continûment. C'est pourquoi j'ai pensé que le salariat du compositeur pouvait aboutir à un blocage.
ResMusica : Un certain nombre de personnes continuent pourtant à évaluer l'Ircam selon les critères des années 1980, parlant de son isolement, de son statut de « jouet de Boulez », d'un lieu qui ne sert à rien, vit en autarcie, coûte cher aux contribuables pour un petit cénacle…
LB : Nous nous sommes effectivement adaptés progressivement. Aujourd'hui nous regardons si, une fois la phase de recherche entamée, le projet spécifique au compositeur peut être transféré sur une création, et peut être utile à la communauté en conduisant à la réalisation de logiciels. Ainsi, le compositeur sera-t-il payé en partie sous forme de salaire, en partie en commande.
« Pendant très longtemps, les institutions ont eu une peur bleue de tout ce qui pouvait ressembler à un haut-parleur. »
RM : Huit projets en 1991, combien en 2001 ?
LB : Une vingtaine de projets par an. Certains sont développés sur deux ou trois ans. Un compositeur comme Emanuel Nunes, qui travaille sur des projets comme Lichtung II, travaille sur la durée, tout comme Manoury avec ses opéras. D'autres compositeurs, comme Lindberg, qui récupère la base de données chez lui, ne travaille dans les studios de l'Ircam que quelques mois.
RM : Combien coûte un compositeur à la communauté musicale ?
LB : Il y a plusieurs façons de chiffrer le coût d'un compositeur. Au sens strict du terme, lorsque le compositeur reçoit une commande, celle-ci est très mal payée. Puisque, selon la lourdeur du projet, l'échelle se situe entre 60 000 et 100 000 F. Ce n'est pas convenable quand le projet s'étend sur plusieurs années. C'est la raison pour laquelle, quand le projet dure plusieurs années comme Manoury, Levinas ou Saariaho, l'Ircam se débrouille pour que le partenaire paie la commande en des termes plus corrects. La part de l'Ircam affairant au compositeur reste compris entre 60 000 F et 100 000 F selon la nature du projet. A cela, il convient d'ajouter le fait que le compositeur est toujours mis en phase avec un assistant musical., qui, selon la durée du projet, coûte cher. Quoique salarié, les dix-huit mois qu'il passe sur une création, cela commence à chiffrer. A cela, il faut ajouter la période qui précède immédiatement la création, les ingénieurs du son qui commencent à interagir, le matériel, les interprètes, les studios… Pendant très longtemps, les institutions ont eu une peur bleue de tout ce qui pouvait ressembler à un haut-parleur. Je pense que maintenant elles investissent en matériel propre, et, aujourd'hui, nous savons monter des concerts en installant les équipements la veille, passant la nuit à équiper le lieu sans déranger personne.
RM : En dix ans, combien avez-vous vu passer de compositeurs ?
LB : Peut-être 150. Une des grandes innovations qui a permis cette ouverture de l'Ircam a été la création du département pédagogie, n'oubliant pas que les jeunes peuvent rester un an, et les plus expérimentés doivent trouver des formes où ils restent 5 semaines, le temps d'un stage d'été. La formation annuelle est sanctionnée par une œuvre nouvelle en fin de cycle. Ainsi, avec ce seul cursus, j'ai vu passer 100 jeunes compositeurs. Si je les intègre aux autres compositeurs, j'en ai vu passer plus de 200. L'audience de l'Ircam est internationale, notamment en pédagogie, on a toujours 70 à 75 % d'étrangers des cinq continents. C'est la même chose avec l'Académie d'été, que nous organisons parallèlement au festival Agora attirant une centaine de compositeurs. Je pense d'ailleurs que, dans les années à venir, l'Ircam va attirer certains instrumentistes, percussion, piano, et autres instruments acoustiques qui ont déjà un répertoire très développé avec l'électronique.
RM : Autre ouverture que vous avez initiée, celle sur le monde industriel, non seulement informatique mais aussi l'environnement sonore quotidien, comme celui des véhicules automobiles. Les initiateurs du projet, y compris Boulez, s'imaginaient-ils les mondes qu'ils allaient ainsi ouvrir ?
LB : Il semble qu'à partir de la fin des années 1980 les relations entre service public et industrie privée se sont décrispées. L'Ircam a essayé de s'intégrer au processus de façon pragmatique. Nous avons créé diverses catégories de produits, nous intéressant d'abord à la façon d'aller le plus loin possible au sein de la communauté musicale, au-delà de la pédagogie et des compositeurs plus nombreux que nous invitions, en lançant le forum où chaque musicien, qu'il soit du rock, de la techno et autres, studio de musique de film, peut adhérer au Forum en s'abonnant pour un montant de 2 000 à 4 000 F. Aujourd'hui, le Forum Ircam compte plus de 2 500 utilisateurs. Nous sommes ensuite intéressés à l'ensemble des relations avec les industries porteuses de sons, des domaines très proches de la musique, comme enceintes acoustiques, synthétiseurs et autres instruments électroacoustiques, des domaines émergeant, dans lesquels le son est important alors que le caractère de cette industrie n'apparaît pas comme sonore, les télécommunications, l'automobile, etc. Nous avons déposé des brevets pour protéger nos inventions, et nous avons également fait des prestations avec l'extérieur, notamment l'automobile, le cinéma, compression de données sonores pour les portables, etc. Depuis quelque temps, nous participons à des projets de dimension européenne, en partenariat avec différents pays d'Europe, industriels, universitaires, dans les trois ans qui viennent. Aujourd'hui, nous travaillons plus particulièrement sur la numérisation. C'est-à-dire la rapidité de circulation des œuvres sur les réseaux Internet et autres qui seront bientôt à large bande. Nous pourrons donc créer des moteurs de recherche plus puissants, mettre au point des systèmes de protection de données, etc.
RM : Côté budgets, l'Ircam hier, et l'Ircam aujourd'hui ?
LB : Les subventions de l'Etat sont restées stables. Elles ont suivi peu ou prou l'inflation. Simplement nous sommes dans un secteur, la culture, où l'inflation galope plus vite que la normale. En revanche, ce que nous avons développé est la capacité de l'Ircam à dégager des recettes propres. Je pense que nous les aurons multipliées par 7 à 8. Elles ont longtemps stagné entre 2 et 3 MF, et elles pourraient avoisiner les 20 MF cette année. Ansi, le budget de l'Ircam est-il passé en dix ans de 35 MF à 55 MF. Le problème de l'Ircam, que je n'ai pas réussi à corriger, est que l'essentiel de l'utilisation de ces recettes nouvelles se porte sur la masse salariale. Si bien que l'Ircam n'a pas la mobilité financière suffisante pour programmer des concerts, pour contribuer aux expositions du Centre Pompidou, et il nous faut à chaque fois trouver des financements pour le faire. Dans le cas de l'Ircam, cette situation n'est cependant pas malsaine au sens où l'une des missions est la recherche. Notre problème et de ne pouvoir faire tourner à 100 % un secteur comme la médiathèque. Parfois, il nous est difficile de dégager de gros investissements en matériels dont nous avons besoin pour la recherche, et nous sommes tributaire de la volonté des salles parisiennes pour faire tourner nos concerts.
RM : Avez-vous des regrets ?
LB : Par rapport aux objectifs, je n'en ai pas. Si j ‘en avais un à formuler, et cela rejoint la question du choix des compositeurs, il viendrait d'une limite dans mon action liée à l'évolution même des enjeux de recherche et techniques, et des transferts d'une révolution, l'informatique, et d'une nouvelle révolution, qui est en train d'émerger, les enjeux de numérisation. Et je pense que, par rapport à toutes ces questions, il y a l'obligation d'une mutation des équipes de recherche. Je pense que les équipes de l'Ircam, notamment celles de la recherche, vont dans les années à venir devoir s'inscrire plus intensément dans une mutation large, ce qui voudra dire aussi revisiter un certain nombre de pratiques, de modes de dialogues avec les compositeurs. Je n'ai fait qu'esquisser ces questions, et c'est la raison pour laquelle ce n'est pas un regret parce que je pense que j'aurais été incapable d'aller au-delà de l'esquisse, ne serait-ce qu'en raison de mes compétences scientifiques, techniques insuffisantes. C'est pourquoi j'ai milité pour un profil de directeur pouvant répondre à ces enjeux, alors qu'un autre choix était possible. J'ai milité personnellement pour Bernard Stiegler, en raison de ses compétences sur les nouveaux enjeux de la numérisation.
RM : Après vous, qui avez eu une formation généraliste, sciences politiques, et avez forgé une image plus industrielle de l'Ircam, l'arrivée de Bernard Stiegler donne un peu le sentiment d'un retour vers la recherche pure. L'Ircam était à l'origine le champ de la recherche militante, puis il y a eu l'ouverture que vous avez mise en place, et nous arrivons apparemment à un moment où il faut rebondir pour repartir sur des bases plus technologiques.
LB : Je pense que mon modèle personnel a un risque, celui de l'implosion, de la dilution dans ce qui ne serait plus qu'une société de transmission, de loisir. Si j'avais choisi un épigone, l'implosion eut été inévitable. Qu'est-ce que l'Ircam s'il peut s'inscrire partout dans tous types de projets. Quelle serait son identité ?… L'un des dangers est que l'on puisse un jour se demander si l'Ircam a une spécificité par rapport au Centre Pompidou. J'estime qu'il ne fallait surtout pas se cloner soi-même, et avoir la lucidité de transcender le modèle que j'ai mis en place.