Sergueï Rachmaninov [1873 – 1943], pianiste et compositeur
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Biographie extraite du livre de Stéphane Villemin « Les grands pianistes » édité par GEORG éditeur en 1999.
Notre dossier : Art du clavier
« De quel Serge Rachmaninov parlez-vous? Du pianiste, du chef d’orchestre, du compositeur ou de l’éditeur? »
S’il exerça tous ces métiers pendant sa vie, son professionnalisme lui dicta toutefois de ne pas mélanger les genres. Rachmaninov savait se muer en une autre personne lorsqu’il passait du compositeur à l’interprète, mais il détestait faire les deux à la fois. Lorsqu’il composait, il s’isolait et pouvait ne pas apparaître en public pendant des semaines. Et quand la saison des concerts l’amenait à diriger au Bolchoï ou aux concerts Siloti, il ne touchait pas à ses compositions. Rachmaninov était un caméléon de la musique et s’investissait toujours au maximum de ses moyens dans l’entreprise qu’il s’était assignée. En 1918, âgé de quarante-cinq ans, il dut quitter la Russie alors aux mains des bolcheviks. Il gagna les États-Unis à la suite de ses tournées en Scandinavie et devint jusqu’à la fin de ses jours un des plus grands pianistes de tous les temps. Par voie de conséquence, il abandonna la composition et sur quarante-trois numéros d’opus, seuls les quatre derniers furent composés dans sa période américaine. Exilé et atteint par l’Unheimlischkeit, il était devenu une autre personne. Loin de ses sources d’inspiration, il ne pouvait faire jaillir sur le papier l’âme russe qui l’animait.
En privé, il se révélait très différent de ce qu’il était sur scène. Il aimait passer de grandes soirées avec ses amis à discuter, jouer au poker ou faire de la musique. Les réceptions chez Serge et Nathalie Rachmaninov à Locus Point dans le New Jersey réunissaient tout ce que le nord-est des États-Unis comptait comme artistes russes: Chaliapine, Youlia Fatova, Josef et Rosina Lhévinne, Alexandre Siloti… On y chantait Otchi Tchornye (les yeux noirs) entre autres chansons russes, on y riait beaucoup autour de coupes de caviar pressé arrosé de bonnes quantités de vodka. Mais avant un récital de piano, Rachmaninov changeait radicalement, revêtant un autre masque. Plusieurs anecdotes courent à ce sujet. Un responsable de théâtre très soucieux de voir Rachmaninov en grande déprime dans les coulisses lui demanda; « Vous êtes malade maître? Quelque chose ne va pas? Je vais appeler un médecin. » Après un moment de silence, Rachmaninov leva les yeux et répondit à son interlocuteur: « N’en faites rien, je suis juste en train de m’entraîner à être triste ».
Les entrées de Rachmaninov sur scène étaient légendaires. L’homme à la stature élancée et à la coiffure militairement rasée s’avançait avec une allure impériale jusqu’à son piano. Après avoir salué gravement sans l’esquisse d’un sourire, ses grandes mains se posaient délicatement sur le clavier. Le fait le plus frappant, à l’écoute des premières mesures, était sans aucun doute l’équilibre sonore entre ses deux mains. Rachmaninov semblait différent des autres pianistes sur ce point car il possédait une main gauche idéale: souple, rythmée, capable de chanter et de créer des sonorités divines. C’était une main gauche à l’égal de sa main droite, mais elle paraissait encore supérieure tant on n’était pas habitué à en voir de pareilles, sauf peut-être chez Godowsky. Tout en jouant, sa concentration ne faiblissait pas, au point que sa sévérité apparente n’en était que plus patente. Ne laissant rien transparaître sur son visage et gardant le buste droit, il semblait vouloir conserver une distance minimale avec son instrument. La critique américaine lui attribua même l’épithète de puritain. Comparé à Paderewski, il faisait peut-être figure de moine bourru ou d’ours russe. Le rubato exagéré et le lyrisme théatral ne faisaient pas partie de sa panoplie. Son fluide agissait en réalité d’une autre manière, et dès les premières secondes, il se passait quelque chose de saisissant qui captivait et séduisait les auditeurs. Cette alchimie entre un pianiste et son public est toujours délicate à exprimer avec des mots. Rachmaninov possédait un sens très profond de la mélodie et sa manière de créer le rythme demeura inégalée. Il y avait beaucoup de vie, d’énergie et de force apollinienne dans son jeu. Il était un architecte capable de travailler simultanément sur plusieurs plans sonores. Etre compositeur-interprète prédispose à certaines qualités que l’artiste analysa lui-même: « J’estime personnellement qu’un interprète, tout en étant un excellent musicien, ne peut jamais atteindre la profondeur de sentiment d’un compositeur, ni développer la gamme des couleurs musicales comme le fait le créateur, car ceci est vraiment une capacité due au talent de compositeur ». Grâce à cette faculté, Rachmaninov possédait une vision d’ensemble de l’œuvre qu’il interprétait, fut-elle d’un autre compositeur. En outre, chacune devait posséder son « point culminant ». Cette notion issue de l’école russe et partagée par d’autres artistes éminents tels que Chaliapine, stipule que chaque création possède son paroxysme. Il peut se trouver au début, au milieu, ou à la fin de l’œuvre. Il peut être sonore ou silencieux. Mais lorsque l’interprète manque « le point », la musique est un non sens et l’auditeur n’éprouve rien.
Rachmaninov envoûtait son public sans aucune démonstration apparente, mais le résultat n’en était que plus saisissant. Les gens se déplaçaient pour écouter Rachmaninov sans se soucier des œuvres au programme de ses récitals. Dans Beethoven, Chopin, Schumann ou ses propres compositions, son fluide agissait avec autant de force. Russes, Anglais, Français, Américains, tous y succombèrent. Son succès auprès des femmes n’était pas moins considérable. Ses admiratrices lui envoyaient des bouquets de lilas blanc, l’attendaient dans sa voiture à l’issue du concert, ou lui écrivaient des lettres anonymes. Il entretint pendant plusieurs années un échange épistolaire avec une certaine Mademoiselle Ré (ré mineur est la tonalité préférée de Rachmaninov)qui n’était autre que la femme de lettres Marietta Chaginian. Il correspondit aussi avec Dagmar Rubner, une Danoise qui devint par la suite sa secrétaire aux États-Unis, et l’amitié réciproque qu’il portait à la chanteuse Nina Kochitz fit scandale à Moscou.
Rachmaninov est toujours resté profondément russe dans son âme. Sa tristesse reflétait son esprit slave et son inspiration était le fruit de sa propre vie, de ses joies et de ses peines: la séparation de ses parents, les offices religieux en compagnie de sa grand-mère qu’il aimait tant, les cloches, l’encens, les chants orthodoxes, une chanson populaire entonnée par un paysan d’Ivanovka, le désespoir d’un étudiant à Moscou en mal d’inspiration…
Rachmaninov était le Tchekhov de la musique. Sans le prisme de l’esprit russe, ou pire, décorée des tartes à la crème hollywoodiennes, sa musique paraît kitsch et indigeste. Après une lecture de La Mouette, son second concerto prend un autre relief. Après une célébration de la Pâques russe, sa Fantaisie pour deux pianos se révèle sous un autre jour.
Rachmaninov fut pourtant victime de son succès. Son second concerto pour piano et son Prélude en ut dièse mineur étaient réclamés à tous ses concerts. Sans compter qu’Alexandre Siloti et Josef Hofmann les inscrivaient régulièrement à leurs programmes, il y eut dans la première moitié de ce siècle une déferlante Rachmaninov qui s’abattit sur l’occident, de Moscou jusqu’à Los Angeles. On parlait du fameux musicien russe sous l’appelation de « Monsieur ut dièse mineur » et l’on se précipitait dans les salles de concerts pour aller écouter « La Chose », comme l’avait appelée Ernest Newman.
Rachmaninov était né à Oneg, sur les bords du Volkhov, le 2 avril 1873 de notre calendrier. Son grand-père paternel avait travaillé le piano avec John Field, le compositeur des fameux nocturnes. Sa famille était issue de la noblesse et possédait de nombreuses propriétés. Mais le père de Serge méritait chaque jour la racine de son nom, « Rachmany », qui signifie en russe à la fois généreux et dépensier. Si bien qu’en 1882 toute la famille dut emménager dans un petit appartement à Saint-Pétersbourg après avoir liquidé tous ses biens. Ses parents se séparèrent et Serge alla habiter chez une sœur de son père. Intervint alors le deus ex machina de sa réussite musicale, Alexandre Siloti, son cousin. Après avoir travaillé avec Nikolaï Rubinstein et Tchaïkovski, Siloti avait été l’élève préféré Liszt. Il remarqua les qualités d’enfant prodige de Serge et l’envoya à Moscou travailler avec un vieux professeur, Nicolaï Zverev, aussi célèbre pour sa sévérité que pour le sérieux de son éducation. Il était à Moscou ce que Barth allait être à Berlin quelques années plus tard: un inconditionnel du travail et de la rigueur. Tout en formant ses élèves aux difficultés du métier, il élargissait leur culture artistique en les amenant au théâtre, à l’opéra, ainsi qu’aux récitals d’Anton Rubinstein.
Rachmaninov composa ses premières œuvres en 1886, en écrivant quelques nocturnes pour le piano. Ces pièces provoquèrent l’admiration de Tchaïkovski à tel point qu’il leur attribua la meilleure note au concours d’entrée des Compositeurs du Conservatoire de Moscou. Ce qui permit à Serge d’approndir la composition auprès de Siloti, d’Arensky et de Taneiev. Ses condisciples n’étaient autres que les deux célèbres Alexandre, Scriabine et Goldenweiser. Malgré la colère de Zverev qui ne voyait en lui qu’un pianiste de concert, Rachmaninov passait la plupart de son temps à composer. En 1892, il créa son premier concerto pour piano, dédié avec beaucoup de reconnaissance à Alexandre Siloti. Ce dernier allait révéler à l’Angleterre et aux États-Unis le fameux Prélude en ut dièse mineur composé la même année. Avec la Grande Médaille d’Or de Composition en poche, Rachmaninov bénéficia du parrainage de Tchaïkovski qui mit son premier opéra, Aleko, à l’affiche du Bolchoï. En 1897, il créa sa Fantaisie pour deux pianos avec Felix Blumenfeld à Saint-Pétersbourg et s’initia à la direction d’orchestre en tant que second chef à l’opéra Mamontov de Moscou. Les échos de ses succès russes en tant que compositeur-interprète et chef d’orchestre, ainsi que les recommandations de Siloti lui permirent de décrocher ses premières tournées à l’étranger. En 1899, lors de son concert au Queen’s Hall de Londres, il fut autant applaudi pour ses talents de chef que pour ses qualités de pianiste. Cette reconnaissance de fin de siècle se révéla pourtant un mauvais présage pour les années qui suivirent. Rongé par le doute et angoissé par les feuilles blanches dont les griffonnages n’aboutissaient qu’à alimenter sa poubelle, il se fit recommander par une amie auprès de Tolstoï. Après avoir entendu Serge au piano, l’écrivain à la grande barbe blanche ne prononça que quelques mots: « Je déteste votre musique ». Le choc fut tel que le psychiatre de Rachmaninov dut recourir aux calmants, renforcés de plusieurs scéances d’hypnose, afin de l’aider à surmonter cette épreuve.
De ces moments difficiles naquit le deuxième concerto dont le succès fut d’emblée à la hauteur de ce qu’il allait être par la suite. En 1902, il se maria avec sa cousine, Nathalie Satine, et partirent tous deux à Bayreuth en voyage de noces. La visite au temple wagnérien eut surtout pour effet de donner à Rachmaninov de nouvelles idées sur la direction d’orchestre. Lorsqu’il prit la tête du Bolchoï en 1904, il rompit avec la tradition russe voulant que le chef demeurât entre la scène et la fosse, et instaura une nouvelle manière de diriger, depuis les premiers fauteuils d’orchestre. Jusqu’en 1914, Rachmaninov multiplia ses tournées à Vienne, à Prague, à Florence, à Dresde, et aussi à Paris où il joua son deuxième concerto sous la direction de Camille Chevillard pour la saison russe de Diaghilev; il poursuivit avec Varsovie, Londres, Berlin et les États-Unis où il créa son troisième concerto au Nouveau Théâtre de New York sous la direction de Walter Damrosch, puis sous celle de Gustav Mahler. En Russie, il prit part aux concerts Siloti de Saint-Pétersbourg créés par son cousin.
A l’aube de la première guerre mondiale et de la révolution russe, Rachmaninov était, dans son pays, artificiellement opposé à Scriabine. Le premier devenait le pianiste de la bourgeoisie alors que le second était l’idole des étudiants de gauche et des mouvements théosophiques. Cela ne porta pas conséquence à l’amitié qui liait les deux artistes. Rachmaninov, chef d’orchestre, se faisait toujours un plaisir d’inviter le pianiste Scriabine à ses concerts. Et lorsque ce dernier mourut en 1915, Rachmaninov contribua à sa mémoire en réalisant une tournée en Russie consacrée à ses œuvres.
A la fin de 1917, Rachmaninov, sa femme et ses deux filles saisirent l’opportunité d’une tournée en Scandinavie pour quitter la Russie en feu. Ils n’allaient plus revoir leur pays et durent tout abandonner: leur maison de campagne à Ivanovka, les manuscrits de Serge, et toute la fortune amassée suite à ses succès. A quarante-cinq ans, sans argent, il devait tout reconstruire et faire vivre sa famille. Etoffant rapidement son répertoire, il se lança dans le métier de pianiste de concert. Après onze mois de tournées intensives en Scandinavie, les Rachmaninov pouvaient gagner New York.
Charles Ellis, le manager de Paderewski, Kreisler et Géraldine Farrar, s’occupa de ses affaires. La communauté des artistes réfugiés à New York l’accueillit et l’aida à s’installer. Il joua sa Sonate pour piano et violoncelle avec Pablo Casals à Philadelphie, et les récitals se multiplièrent. Ses programmes pouvaient inclure l’Appassionata de Beethoven, la Sonate de Liszt, le Carnaval de Schumann, la Sonate en si bémol mineur de Chopin avec un peu de Debussy et de Medtner dont il était un ardent défenseur. Très vite les compagnies d’enregistrement s’intéressèrent à lui: tout d’abord Edison, en 1919, avec lequel il ne tarda pas à se brouiller pour rejoindre les compagnies Victor Talking Machine et Ampico pour lesquelles il enregistra trente-quatre rouleaux de 1919 à 1929. Sa fidélité à Ampico était due à sa grande amitié avec Edgar Fairchild, responsable de la préparation des rouleaux et lui-même remarquable pianiste.
Entre 1920 et 1921, il donna quarante et un récitals et treize concertos. L’année suivante, dans son wagon privé, aménagé avec un confort idoine et bien sûr doté d’un bon piano, il sillonna les États-Unis de long en large. Trente ans après, il reproduisait l’exploit de Paderewski. Saturé de concerts et commençant, lui-aussi, à ressentir des douleurs dans les doigts, il souffrait en réalité d’un plus grand mal: ne pas recouvrer ses talents de compositeur. Suite à l’échec de son quatrième concerto, il souhaita revenir dans la vieille Europe. En 1930, il s’installa près de Lucerne et allait trouver l’inspiration qui lui avait fait défaut aux États-Unis. Sous la baguette d’Ernest Ansermet, il créa sa Rhapsodie sur un thème de Paganini, composition qui lui permit de renouer avec le succès. Il déménagea ensuite pour la France, mais, avec la seconde guerre mondiale, il dut retourner en Amérique. Leopold Stokowski qui était un de ses meilleurs amis, commençait en cet automne 1939 une « saison Rachmaninov » avec son orchestre de Philadelphie. Pendant la guerre, Serge et sa famille s’installèrent à Los Angeles, devenue l’attraction du milieu artistique de l’époque. Il savait depuis 1921, grâce à Blumenfeld qui était resté en Russie, qu’un jeune étudiant nommé Horowitz avait obtenu son prix en jouant son troisième concerto, mais il ne l’avait jamais rencontré. Devenant son plus proche voisin, il ne tarda pas à faire sa connaissance. Rachmaninov offrait toute sa confiance à Horowitz lorsqu’il interprétait ses œuvres. Il lui permit même d’en modifier certaines, telles que sa deuxième sonate. En 1943, il fit sa dernière tournée aux États-Unis, interrompue par une affection respiratoire qui s’avéra être un cancer. Il mourut le 28 mars de cette même année. Aujourd’hui encore, ses admirateurs viennent déposer des lilas blancs sur sa tombe à New York, preuve que son souvenir est toujours présent.
Admiré de ses pairs, Rachmaninov fut le pianiste des pianistes, fait rarissime dans la profession. Cette reconnaissance était le fait de sa sincérité et de son dévouement à la cause musicale. Il parlait de lui avec humilité, trop conscient de l’ampleur du devoir à accomplir.« Je ne suis vraiment moi-même que dans la musique. La musique suffit à une vie entière. Mais une vie entière ne suffit pas à la musique. »
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Biographie extraite du livre de Stéphane Villemin « Les grands pianistes » édité par GEORG éditeur en 1999.
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