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Songs and Fragments à Aix : un concentré d’humanité

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Aix-en-Provence. Théâtre du Jeu de Paume. 6-VII-2024. Peter Maxwell Davies (1934-2016) : Eight Songs for a Mad King, théâtre musical pour voix d’homme et ensemble, sur un livret de Randolph Scott d’après les propos de George III. Mise en scène : Barrie Kosky. Espace et lumière : Urs Schönebaum. Avec : Johannes Martin Kränzle, baryton (Un homme). Ensemble Intercontemporain, direction : Pierre Bleuse.

György Kurtag (né en 1926) : Kafka-Fragmente, pour soprano et violon. Mise en scène : Barrie Kosky. Espace et lumière : Urs Schönebaum. Avec : Anna Prohaska, soprano (Une femme). Patricia Kopatchinskaja, violon.

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« Deux planètes distinctes évoluant dans le même système solaire. » , troisième as du brelan des grands metteurs en scène de la planète lyrique invités cette année par le Festival d'Aix, réunit et György Kurtag dans un diptyque étonnant.

Eight Songs for a Mad King : la folie d'un homme?

Créé en 1969 par l'acteur-chanteur Roy Hart (fondateur du célèbre Roy Hart Theater), ce bref monodrame (30 minutes) de , écrit par Randolph Scott à partir des mots du roi fou George III (1738-1820), dépasse en ambition philosophique comme en séduction musicale, les nombreuses expérimentations du théâtre musical en vogue dès la fin des années soixante.

George III, interprète décomplexé lorsqu'il s'agissait de malmener en  ses propres monologues, était aussi un mélomane partageur, décidé à enseigner sa passion aux oiseaux qui l'environnaient. La flûte dont il jouait est incorporée par Maxwell Davies dans une partition en huit chapitres, dont le climax prévoit la destruction en direct par le protagoniste d'un véritable violon (effet garanti). Avant d'en arriver là, le fracas initial déclenché sans crier gare par plonge sans retour possible l'auditeur dans le cerveau du roi malade. L'oreille, hypnotisée par la sorte de très persuasif tic-tac horloger qui s'ensuit, n'a plus qu'à se laisser conduire par l'excellence des six instrumentistes de l'Ensemble intercontemporain. Très différenciées, les huit pièces, friandes de coq-à-l'âne (menuet, fox-trot, Haendel), de sauts temporels (on passe du piano au clavecin), donnent à entendre tout ce dont une voix humaine est capable : exploration de l'ambitus, cri, feulement, chuchotement…

, qui n'est pas sans avoir remarqué qu'il approche aujourd'hui de l'âge qu'avait George III au moment où la folie s'emparait de lui, rêvait de ce rôle qui renvoie à des questionnements bien actuels : plutôt que ce roi somme toute bien inoffensif (même dans sa façon de faire subir les derniers outrages aux moulures du cadre de scène du petit Théâtre du Jeu de Paume), n'est-ce pas le monde qui l'entoure qui fait preuve de déréliction (Roy Hart ne se remettait pas des horreurs du XXème Siècle, Randolph Scott était enjoint par son psychiatre à surmonter ses désirs homosexuels,…) ? Il faut voir l'inoubliable Beckmesser des Meistersinger de 2017 à Bayreuth (que avait entraîné très loin dans sa dénonciation de l'antisémistisme) occuper avec gourmandise et malice le « terrain de jeu » (ce sont ses mots) du metteur en scène. Les deux hommes, munis du seul viatique du compositeur : « Ca devrait être comme ça » et non : « Vous devez faire exactement ça» ne s'interdisent rien, et vont très loin dans leur quête de l'intime. Il faut voir le baryton allemand, à demi-féminisé par un maquillage facial et une longue volée d'ongles jaune canari, ramené à sa radicalité primale par un simple caleçon blanc, cerné par une unique poursuite tentant de saisir dans le noir d'encre d'une scène sans décor aucun cet homme en roue libre. Déjà expérimenté quelques mois plus tôt dans Salomé à Francfort, le procédé, tout en noir et blanc, manié avec génie par Urs Schönebaum, innove en terme de spectaculaire.

Kafka-Fragmente : la psychose d'une femme ?

Même démarche pour les quarante fragments glanés par György Kurtag dans le journal intime réputé le plus passionnant qui soit : celui de Kafka. Quarante « cartes postales de l'âme », dixit Kosky, aux durées inégales (vingt secondes à sept minutes), datées de 1987, que le metteur en scène fait naître de l'obscurité. Collection des pensées fugaces qui surgissent à tout moments dans un cerveau humain, Kafka-Fragmente, introduit comme les Eight Songs par une dynamique horlogère censée décrire la symbolique de la marche, est écrit pour une soprano et une violoniste. L'une et l'autre ( et ) arrivent en marchant du fond du plateau. Jumelles par leur robe, elles le seront aussi par le propos (la seconde, sorte de psy des états d'âme de la première, indéfectible compagne de route musicale, idéale de technicité) avant de finir enlacées au finale dans le halo d'un ultime regard de lumière.

Le jeu d'orgue est ici plus conséquent : pour la plus longue pièce (Le vrai chemin -Hommage-message à Pierre Boulez), la chanteuse prédestinée (son nom, d'origine tchèque, signifie « flâner») erre dans une sombre forêt de douches ; vers la fin une aube oblique annoncera peut-être de meilleurs jours… La performance d', familière de l'oeuvre pour l'avoir enregistrée avec Isabelle Faust, est impressionnante : à la voir jouer de tous les muscles de son corps, visage compris, en même temps que de tous les ambitus vocaux dont la Nature lui a fait don, on s'inquiète autant qu'on rit aussi. Elle va jusqu'à donner l'impression d'être clouée dans les airs par l'oeil de son metteur en scène, pas en reste quand il s'agit de s'amuser comme un enfant-démiurge dans sa façon très Un, deux, trois, soleil! de provoquer d'un simple claquement de doigts tous les arrêts sur image possibles et imaginables. Une heure pleine mais pas une seconde d'ennui.

, fidèle d'Aix après son Coq d'or et son Falstaff, confie n'avoir accepté l'invitation de 2024 du festival qu'à la seule condition qu'il ne se retrouve pas, comme c'est l'ordinaire dans son quotidien de metteur en scène demandé aux quatre coins de la planète, face à des centaines de chanteurs, danseurs et autres techniciens. Son immense bonheur de s'être rendu chaque jour aux répétitions aixoises armé de la seule perspective qu'il travaillerait avec un seul être humain est palpable. C'est ce face à face avec la quintessence de ce qui fait, selon lui, l'intérêt de tout spectacle, le corps humain, qui a donné naissance à ces Songs and Fragments parfaitement capables de tenir la dragée haute aux poids lourds de l'édition 2024 : Iphigénie, Samson,  Pelléas et Ulysse.

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus

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Modifié le 15/07/2024 à 9h46

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Aix-en-Provence. Théâtre du Jeu de Paume. 6-VII-2024. Peter Maxwell Davies (1934-2016) : Eight Songs for a Mad King, théâtre musical pour voix d’homme et ensemble, sur un livret de Randolph Scott d’après les propos de George III. Mise en scène : Barrie Kosky. Espace et lumière : Urs Schönebaum. Avec : Johannes Martin Kränzle, baryton (Un homme). Ensemble Intercontemporain, direction : Pierre Bleuse.

György Kurtag (né en 1926) : Kafka-Fragmente, pour soprano et violon. Mise en scène : Barrie Kosky. Espace et lumière : Urs Schönebaum. Avec : Anna Prohaska, soprano (Une femme). Patricia Kopatchinskaja, violon.

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