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Samson à Aix : l’opéra qui n’existait pas

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Aix-en-Provence. Théâtre de l’Archevêché. 3-VII-2024.
Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Samson, libre création de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après Samson, un opéra perdu de Jean-Philippe Rameau et un livret censuré de François-Marie Arouet dit Voltaire, inspiré de la Bible (Livre des Juges). Avec douze extraits de Zoroastre, dix des Surprises de l’ Amour, six de Castor et Pollux, cinq de Dardanus, quatre des Fêtes d’Hébé, trois des Indes galantes, deux d’Acanthe et Céphise, et un du Temple de la Gloire, de Naïs, de Zaïs, des Fêtes de Ramire, des Paladins, des Boréades. Mise en scène, concept et scénario : Claus Guth. Scénographie : Etienne Pluss. Costumes : Ursula Kudrna. Lumières  et vidéo : Bertrand Couderc. Chorégraphie : Sommer Ulrickson. Conception son : Mathis Nitschke. Collaboration à l’écriture : Eddy Garaudel. Avec : Jarrett Ott, baryton (Samson) ; Jacquelyn Stucker, soprano (Dalila) ; Lea Desandre, soprano (Timna) ; Nahuel Di Pierro, baryton (Achisch) ; Laurence Kilsby, ténor (Elon) ; Julie Roset, soprano (l’Ange) ; Antonin Rondepierre, ténor (Premier juge/Un convive) ; Andréa Ferréol, rôle parlé (la Mère de Samson) ; Gabriel Coullaud-Rosseel, rôle muet (Samson jeune) ; Pascal Lifschutz, rôle parlé (Un sans-abri). Chœur et orchestre Pygmalion, direction et conception musicales : Raphaël Pichon

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Platée en 1956, Les Boréades en 1982, Hippolyte et Aricie en 1983… En 2024, le Festival d'Aix-en-Provence fait l'événement avec la création mondiale d'un opéra de Rameau qui n'existe pas.

À l'origine, il y a deux rencontres. L'une en 2022 : celle de et . Le premier avait quasiment donné avec Pygmalion toutes les tragédies lyriques du compositeur qui, le confesse-t'il, « a changé » sa « vie ». Le second, actuellement à un tournant de sa carrière, se questionnait quant à l'opportunité de « proposer la vingtième version d'un opéra célèbre ». La figure de Samson les réunit autour d'« une des plus fascinantes chimères de l'histoire de l'art lyrique » (dixit Pichon) initiée par l'autre rencontre, en 1733, de et de François-Marie Arouet, dit Voltaire. Après le coup d'éclat, d'Hippolyte et Aricie, les deux hommes ambitionnaient, avec Samson, de révolutionner la tragédie lyrique française par trop inféodée à des canons (prologue, divertissements et lieto fine obligés) qu'aussi bien Voltaire (en son temps) que Guth (en le nôtre) voyaient en boulets d'une musique géniale. La révolution n'eut pas lieu car Samson fut censuré pour cause de compromission entre profane et sacré. Exit du répertoire lyrique l'opéra qui aurait dû être le deuxième de Rameau. Voltaire publia au terme de sa vie une version édulcorée de son livret. Quant à Rameau, il recycla sa musique dans nombre de ses compositions suivantes.

Davantage l'esprit que la lettre : en 2024, l'idée-maîtresse de Pichon et de Guth est de retrouver la stimulante synergie novatrice qui circula entre Rameau et Voltaire entre 1734 et 1736. Un conséquent travail d'équipe a été nécessaire pour retrouver l'essence du livret originel (méticuleux apport prosodique d'Eddy Garaudel) et ramener au bercail, au moyen d'invisibles coutures musicales et autre points de suture atmosphériques (un extraordinaire environnement sonore de Mathis Nitschke donnant l'impression que la partition ressuscite des morts), les numéros musicaux égaillés dans treize titres différents du corpus ramiste. Principalement ballotté de Zoroastre (douze numéros) en Surprises de l'Amour (dix numéros), Samson s'ouvre par Castor et Pollux (la prenante déploration de Que tout gémisse) et se clôt sur Les Indes Galantes (la soufflante déflagration de La flamme se rallume encore).

Guth, qui a relu le Livre des Juges, ne retient pas uniquement, comme c'est l'usage de Haendel à Saint-Saëns, l'épisode Samson/Dalila. Le metteur en scène narre les origines du personnage mythique dès l'en-deçà de sa conception. D'abord une sorte d'Annonciation révélant à la mère le karma privilégié de son bambin à naître, puis la radicalisation jusqu'à l'os de celui-ci via moult injonctions mystiques : circoncision, ni alcool ni nourriture impure, et surtout pas de coiffeur… Nazir (consacré à Dieu) dans ce Gaza (déjà) déchiré par la guerre (en ce temps-là entre Hébreux et Philistins), Samson, dépassé par les forces obscures qui le gouvernent jusque dans des relations amoureuses systématiquement problématiques, est le bras armé de l'attentat-suicide du Temple de Dagon : pour Guth, Samson coche à l'évidence toutes les cases du kamikaze.

Le Samson de est une enquête. D'abord le lieu du crime : dès son entrée dans le Théâtre de l'Archevêché, le spectateur admire le splendide décor dévasté d'Étienne Pluss, une sorte d'immeuble dévasté par une déflagration, où s'activent, entre casques de chantiers, rubalise de sécurité et squatter céleste, une poignée d'ouvriers et d'experts en catastrophe. Une cloison sépare non seulement un grand appartement avec plafond mouluré d'une montée d'escalier qui n'est pas sans évoquer le fascinant décor de Noces de Figaro qui firent sensation à Salzbourg en 2006, mais aussi les communautés qui vont s'affronter : jardin pour les Hébreux tout vêtus de blanc, cour pour les Philistins superbement griffés de noir par les costumes très chics d'Ursula Kudrna. Pour les nombreuses scènes de foules, jeu d'orgues, stroboscope et effets sonores telluriques poussent les curseurs du spectaculaire à fond lors les scènes où le héros perd toute mesure. Infiltré par une dizaine de danseurs, radiographié par des rayons laser qui semblent métrer l'espace et le temps,  ou métaphoriser la parole divine, Samson arbore la puissance picturale des fresques antiques qui hantent les musées. Visuellement c'est une réussite indéniable.

Émotion immédiate avec la première voix entendue: celle d'Andréa Ferréol. La comédienne, qui reviendra plus d'une fois errer dans ce décor aux allures de chantier de fouilles, joue la mère de Samson, celle qui se demande comment l'enfant qu'on lui a donné a pu en arriver là. C'est elle qui remonte les horloges du Temps de cet opéra-enquête. Samson enfant apparaît : tout petit déjà, il peut soulever poutres (sur l'une d'elle, au plafond, défilent quelque versets-repères du Livre des Juges) et blocs de pierre. Adulte, c'est qui surgit ensuite. Le baryton américain, dont l'humour savamment distancié avait fait merveille dans le terrible Didon et Enée de Franck Chartier, a la stature idoine du héros hors-normes, à défaut de posséder le registre de graves tonnants qui auraient davantage assis la sature de cet avatar d'Hercule. La première amoureuse malheureuse est , merveille de douceur délicate et de silhouette gracile. Poppée capiteuse à Aix en 2022, est proche de l'idéal pour cette Dalila à laquelle Guth a tenu à donner l'âme qui lui fait généralement défaut ailleurs, Pichon étirant lui aussi pour elle au maximum le tempo de Tristes apprêts, pâles flambeaux. , parfait méchant de service, , faux suivant passé à l'ennemi, , experte en rôles d'ange de lumière, et , comprimario sans histoire, sont les autres interprètes avisés de la production. Le chœur est une nouvelle fois transcendant, notamment sur Clair flambeau du monde dans une spatialisation cosmique confondante. Quant à l'orchestre, chaque note est pesée, chaque enchaînement pensé par un chef à la passion intacte. Plus singulier encore, Samson allonge la liste des créations dont Pygmalion a pu se targuer jusque là (dernière en date L'Autre voyage).

Restent un constat et une interrogation : si le néophyte ne peut qu'être ébloui par la musique de Rameau (la sublime Entrée de Polymnie des Boréades accompagne une des images les plus fortes du spectacle) dans une interprétation aussi fervente, l'amoureux du compositeur, même de bonne volonté, passe tout de même une partie de la soirée à devoir repousser les images attachées aux très invasives pièces rapportées, surtout les plus connues, et forcément à interroger l'à quoi bon des moyens aussi faramineux mis par le festival pour faire entendre un opéra qui n'existe pas. Le Requiem de Mozart qu'en 2019,  Raphaël Pichon avait créé sur les mêmes planches avec Romeo Castellucci, après avoir réussi à faire tomber, aussitôt après les avoir fait naître, quelques doutes liminaires, poursuit aujourd'hui son tour du monde. Samson, l'opéra qui n'existait pas, existera-t-il ?

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus

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Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Samson, libre création de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après Samson, un opéra perdu de Jean-Philippe Rameau et un livret censuré de François-Marie Arouet dit Voltaire, inspiré de la Bible (Livre des Juges). Avec douze extraits de Zoroastre, dix des Surprises de l’ Amour, six de Castor et Pollux, cinq de Dardanus, quatre des Fêtes d’Hébé, trois des Indes galantes, deux d’Acanthe et Céphise, et un du Temple de la Gloire, de Naïs, de Zaïs, des Fêtes de Ramire, des Paladins, des Boréades. Mise en scène, concept et scénario : Claus Guth. Scénographie : Etienne Pluss. Costumes : Ursula Kudrna. Lumières  et vidéo : Bertrand Couderc. Chorégraphie : Sommer Ulrickson. Conception son : Mathis Nitschke. Collaboration à l’écriture : Eddy Garaudel. Avec : Jarrett Ott, baryton (Samson) ; Jacquelyn Stucker, soprano (Dalila) ; Lea Desandre, soprano (Timna) ; Nahuel Di Pierro, baryton (Achisch) ; Laurence Kilsby, ténor (Elon) ; Julie Roset, soprano (l’Ange) ; Antonin Rondepierre, ténor (Premier juge/Un convive) ; Andréa Ferréol, rôle parlé (la Mère de Samson) ; Gabriel Coullaud-Rosseel, rôle muet (Samson jeune) ; Pascal Lifschutz, rôle parlé (Un sans-abri). Chœur et orchestre Pygmalion, direction et conception musicales : Raphaël Pichon

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