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Florentine Mulsant, une Victoire et six quatuors

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L'année 2024 brille de ses plus beaux feux pour : après sa Victoire de la Musique Classique dans la catégorie compositeur/compositrice, son nouvel album qui réunit ses six quatuors à cordes sous le label AR Ré-Sé vient apporter une précieuse pierre à l'édifice discographique consacré à cette formation.

La compositrice nous accueille chez elle, une maison moderne aux grands volumes baignés de lumière et aux larges baies donnant sur la Seine et Paris. Par un escalier blanc, nous montons dans sa tour d'ivoire, cet étage où chaque matin au point du jour, et parfois même avant, elle vient s'isoler pour composer. Le bonheur se lit sur son visage.

ResMusica : Qu'avez-vous ressenti à l'annonce de votre Victoire ?

: Je ne m'attendais pas à être sélectionnée. L'apprenant, j'ai été en proie à un trac épouvantable, j'ai commencé à douter : les autres compositeurs avaient présenté des œuvres imposantes pour des formations gigantesques, alors que moi je n'avais que mon piano et cette pièce pour quatre mains, ma sonate Le Chant du soleil ! Après l'annonce j'ai continué à douter…méritais-je cette Victoire ? Je l'ai regardée, et je me suis dit qu'il fallait arrêter ces pensées, l'important étant de continuer à composer. J'ai mis quelques jours à me remettre de mes émotions avant de réaliser qu'elle ne changeait rien au cours de ma vie. Je considère maintenant qu'elle est une reconnaissance de mon travail, comme le fut en 2019 le Grand Prix SACEM. Cependant elle m'ouvre de nouveaux horizons, notamment dans le domaine orchestral.

RM : Pouvez-vous nous parler de l'événement majeur que constitue dans votre carrière la sortie de l'album consacré à vos six quatuors à cordes.

FM : Ces quatuors représentent dix-sept ans d'écriture, d'histoire, de maturation. Longtemps le quatuor m'a effrayée. Il a fallu cette proposition de Radio France en 2002 pour me jeter à l'eau. C'était une commande particulière pour l'émission Alla Breve : cinq mouvements de deux minutes. Cette forme contraignante a exigé que chacun d'eux soit très charpenté et différent. Mon premier quatuor était né. Avec lui est apparu le besoin de m'immerger régulièrement dans les seize cordes de cette formation. 

RM : Sonates, trios, quatuors…votre catalogue en contient en abondance…

FM : J'ai un attachement particulier à la forme, à celles anciennes et traditionnelles. Pour moi, elles demeurent actuelles, elles continuent à vivre. J'ai aimé aborder la forme pure du quatuor. Elle offre non seulement un tissu harmonique magnifique, mais aussi la possibilité d'une expression polyphonique. J'ai utilisé l'écriture fuguée dans le troisième mouvement du quatuor n°6 et dans le premier mouvement du quatuor n°5. Au fil des quatuors, j'ai affiné la polyphonie, j'ai travaillé les lignes, elles se sont agrandies, étirées, développées, mais pas au détriment des rythmes et de la force harmonique, parce que j'aime les accords, leurs couleurs, j'aime qu'ils s'enchaînent. Cette intégrale enregistrée m'a permis de réaliser de façon pleinement consciente cette évolution de mon écriture.

RM : Loin du désir d'expérimenter des modes de jeu « originaux » faisant appel aux bruitages ou à l'électroacoustique, vous nourrissez un amour pour l'authenticité du son instrumental palpable dans vos quatuors. Une qualité de votre musique qui fait partie de votre signature ?

FM : Avant de me lancer dans l'écriture de mon premier quatuor, j'avais acquis par la composition une expérience avec chacun de ses instruments. J'ai un grand respect pour eux et pour les musiciens qui les jouent. Haydn qui est pour moi le maître absolu du quatuor, Beethoven, Schubert, Bartók, et évidemment Debussy et Ravel nous ont laissé un héritage, une histoire dans laquelle j'essaie de m'inscrire avec humilité. Certaines œuvres se transforment en zone de bruitage où les instruments crissent, où le son est poussé à saturation, voire modifié par des logiciels, je n'ai pas de goût pour cela. Concevoir tout un mouvement sur des triples harmoniques qui vont donner une sorte de ligne frêle et dévitaminée dans l'aigu pendant vingt minutes, ce n'est pas ma façon de composer. Je ne me laisse pas emporter par le vent d'un effet. S'il est la conséquence d'un geste dramatique et musical, comme chez Chostakovitch, il a sa place. Un pizz de Bartók qui fait claquer la corde, est un effet caractéristique justifié par le tissu musical. Mais faire gratter le violon, jouer au-dessus du pont pendant trois minutes pour obtenir un son épouvantable, je ne veux pas cela, je n'aime pas cela. J'aime que ça sonne. Quand j'ai la chance d'avoir quatre musiciens qui jouent sur des instruments qui ont trois-cents ans, je n'imagine pas un seul instant des choses qui ne mettent pas en valeur la sonorité de l'instrument. Ma musique ne dénature pas le son pas plus qu'elle ne se voudrait expérimentale dans ce domaine. J'ai envie qu'elle existe par sa dramaturgie, par son langage.

RM : Votre dernier quatuor, le sixième, porte une empreinte post-ravélienne… 

FM : Elle est présente par sa texture modale. J'aime l'univers de Ravel, jusqu'à ses œuvres improbables comme Frontispice pour cinq mains. Son unique quatuor en est un merveilleux témoignage. J'aime comme lui la modalité car elle génère une belle expression, une sérénité mélodique. Elle offre à l'oreille sa rondeur, sa texture soyeuse. On peut faire s'y rencontrer des notes dans une bienveillance sonore,dans le bonheur de l'instant. En France, les musiciens sont très attachés à la couleur du son, aux plans sonores, à la transparence de l'écriture, au travail des touches sonores comme des touches de couleurs en peinture. J'assume complètement cette influence de l'école française dans ma musique. Je m'y sens dans mon identité.

RM : Chacun des six quatuors a sa personnalité, ses caractéristiques formelles. Interprétés par cinq formations différentes, ils n'apparaissent pas dans leur ordre chronologique sur les deux disques de l'album. Pour quelle raison ?

FM : Je voulais que le Quatuor Debussy, premier partenaire de ce projet, ouvre chacun des disques construits dans la succession suivante, qui me semble équilibrée : un quatuor mélodique, un expressif, et un vif. Le premier disque commence avec le Quatuor n°6, écrit en 2019 en hommage à Bela Bartók. Suit le Quatuor n°3 auquel je suis particulièrement attachée, en forme de thème et variations. Puis le Quatuor n°1, très tonique, influencé par Henri Dutilleux. Le deuxième disque débute par le Quatuor n°2, concertant avec violoncelle solo. Il est dédié aux Debussy. Vient le Quatuor n°5, de forme classique avec récitatif, puis l'énergique Quatuor n°4.

Lorsqu'il y a trois ans j'ai parlé à Christophe Collette (premier violon du quatuor Debussy) de mon projet d'enregistrement de mes quatuors, il a été enthousiasmé et m'a immédiatement proposé de faire entrer de jeunes ensembles dans l'aventure. J'ai trouvé cette idée de transmission formidable. Pour les avoir accompagnés dans leurs parcours respectifs, le quatuor Debussy connait bien l'identité des quatuors auxquels il a pensé. Ainsi le Quatuor n°3 a été confié au quatuor Varèse, le n°1 au quatuor Una Corda, le plus jeune de tous, les Yako ont eu le n°5 et le quatuor Akilone le n°4, les n°2 et n°6 incombant au quatuor Debussy, auquel ils sont dédiés.

RM : Comment s'est posée la question du lieu de l'enregistrement ?

Nous avions envisagé au départ une grange de pierre et de bois au-dessus de Gap. Et puis j'ai été invitée par les Debussy à découvrir le quatuor Yako dans la Crypte de Lagorce en Ardèche. Ce lieu a été une révélation ! Jean-Marc Laisné [ndlr : ingénieur du son et co-directeur artistique] a également fait le déplacement et a trouvé l'endroit parfait. Tout était réuni : l'acoustique, le silence, la richesse du son.

RM : Vous avez auparavant édité vos pièces pour piano sous le même label AR Ré-Sé. Comment Lydia Jardon, la fondatrice du label, a accueilli votre projet ?

Lydia Jardon m'a ouvert les bras, et a dit oui à la seule condition que je travaille avec Jean-Marc Laisné. Il a accepté non sans une hésitation, trouvant que c'était une folie d'enregistrer seulement en six jours. Il imaginait toutes sortes de contingences, des retards de train, une défection d'un musicien…Mais moi j'y croyais. Je me suis dit il n'y aurait pas de problèmes, pas de malades, pas de train en panne. J'étais dans une dynamique de joie, d'optimisme. Il a fini par accepter, et tout s'est déroulé sans encombre. Nous avons installé le matériel la veille, il a placé les micros légèrement décalés sur la gauche de la crypte. Le lundi on a enregistré un quatuor. Le soir arrivait celui du lendemain, et le précédent repartait. Il y a eu ces croisements, ses rencontres fugaces entre les quatuors. Tout a été fluide et intense. Mis à part les Yako, chaque quatuor avait déjà travaillé avec moi auparavant. J'avais pu rassurer Jean-Marc sur ce point : nous étions prêts. 

RM : Ces six quatuors ont auparavant tous été créés en concert. De l'écriture à l'enregistrement existe t-il selon vous une chaîne indispensable qui passe par la création sur scène et l'édition ?

FM : Le Quatuor n°3 était une commande du quatuor Manfred ; il est le seul à avoir été enregistré une première fois par les Sine Qua Non. Le n°2 a été créé à Rennes par les Debussy, le n°4 au Festival d'Ambronay par les Terpsycordes, le n°5 était une commande du Festival Musiciennes à Ouessant…Chaque partition a fait l'objet d'une publication après création sur scène. Je ne fais jamais éditer une œuvre qui n'a pas été jouée au moins une fois, pour ne pas avoir à demander à mon éditeur une seconde édition révisée. Chaque œuvre publiée est vraiment mûrie. L'enregistrer est parvenir à un degré d'accomplissement. Cela veut dire qu'elle est dans son épanouissement le plus complet : on peut alors la faire voyager dans le monde entier par l'édition, mais aussi par le disque. Je retouche fréquemment les œuvres après leur première exécution. Il m'arrive de revoir un tempo. Les Debussy m'ont proposé de jouer le 2e mouvement du quatuor n°6 plus rapide, et ils avaient raison. Quand on imagine la musique dans sa tête, il y a toujours un décalage par rapport à la réalité. On a beau affiner beaucoup de choses, au bout d'un moment il faut entendre l'œuvre. L'écriture harmonique, elle, ne bouge pas. Je peux éventuellement rajouter une note mais c'est infime. Ce qui est très important ce sont les tempi qu'on réajuste un peu comme une robe de haute couture sur le modèle, c'est dans cet état d'esprit que je travaille après une première répétition. L'interprète a une science instrumentale et musicale qui lui donne une part de créativité, et il a envie de s'exprimer, il réagit par rapport à l'œuvre et peut proposer des idées. C'est un échange fondamental pour moi.

RM : Vous avez rencontré votre maison d'édition Furore il y a un peu moins de trente ans. Tout votre catalogue s'y trouve. Pouvez-vous nous en parler ?

FM : Furore n'édite que des femmes. mais ce n'est pas ce qui m'a incitée à faire entrer mes œuvres dans cette maison qui fait un travail remarquable et met en valeur un répertoire oublié voire dénigré. C'est une maison très active, qui diffuse dans le monde entier et qui a accepté d'emblée mon catalogue entier, sans restrictions. Je propose chaque nouvelle œuvre avec respect : à chaque fois elle est acceptée, c'est une chance et une joie. Nous construisons quelque chose ensemble. Voilà ce que j'appelle un partenariat.

RM : Un éditeur, un label, un festival…tout un environnement féminin vous entoure. Vous considérez-vous comme une militante ?

FM : Quoique sensible à la condition féminine, je ne me prétends pas militante. Je pense que ce qui se passe actuellement est très important. Les femmes s'expriment et se font entendre. Je n'ai personnellement jamais ressenti de barrières dans ma carrière en tant que femme. J'ai toujours été bien accueillie, je n'ai jamais eu de sollicitations déplacées. On m'a toujours confié des choses avec respect. Je dois cela au courage des femmes qui nous ont précédées et qui se sont battues pour exister. J'ai une bienveillance vis-à-vis des jeunes compositrices, notamment celles que je rencontre au Festival d'Ouessant dont je suis la marraine. J'ai envie de partager. Quand les femmes ont du talent, une personnalité, j'ai envie de les aider, de leur tendre la main et de leur dire bienvenue, dans un esprit de transmission.

RM : La transmission, c'est aussi ce que vous appelez « l'après »…Comment concevez-vous votre mission de compositrice ?

FM : Que vont devenir mes manuscrits le jour où je ne serai plus de ce monde ? J'en suis aujourd'hui à 128 opus. J'ai pensé à la BnF. C'est le lieu idéal pour ne pas encombrer le grenier de mon fils ! Je lui réserverai bien sûr ceux des œuvres qui lui sont dédicacées. Mathias Auclair, directeur du département Musique de la BnF est venu ici chez moi et a regardé chaque manuscrit. Sur une page à côté de la partition, y figurent des explications sur la forme, on y trouve des esquisses, une foule d'informations. Nous sommes convenus que je les donnerai tous à cette institution. Je me souviens avoir rencontré la petite fille d'une compositrice qui m'a demandé : « ma grand-mère m'a légué une maison remplie de ses manuscrits. Que puis-je en faire ? » Elle était très embarrassée. La créatrice n'avait pas pensé à l'après. Je suis consciente du temps qui passe et de ce qui adviendra après-moi. Avoir un éditeur pour tout son catalogue, et laisser sa musique dans un lieu où on pourra la consulter, la redécouvrir, la réveiller, cela a du sens pour moi. Être compositeur c'est être responsable avant, pendant et après.

RM : Quels sont vos projets de composition, pensez-vous à d'autres quatuors  ?

FM : J'ai besoin de revenir au quatuor. Il me manque depuis quelque temps. J'ai en tête un septième quatuor, qui sera peut-être le point de départ d'un nouveau cycle. J'ai envie d'une œuvre colorée, festive, mais sereine aussi. Les expositions de peintures consacrées à Mark Rothko, Nicolas de Staël et Vincent Van Gogh que j'ai vu récemment ont déclenché ces envies de couleur. Maintenant il faut l'écrire…Se profile aussi l'enregistrement en avril 2025 de mes œuvres pour piano à quatre mains, dont cette Sonate Le Chant du Soleil qui m'a valu la Victoire. Lydia Jardon et Alexandra Matvievskaya seront au clavier et Jean-Marc Laisné à la prise de son. Lydia m'avait fait la remarque qu'en général les compositeurs écrivent une œuvre pour quatre mains, mais pas davantage, pas de quoi remplir un CD. Elle m'a commandé une première œuvre il y a cinq ans en m'annonçant qu'il y aurait une commande nouvelle chaque année qui suivrait. Depuis, chaque mois de septembre, je me mets donc au travail…Dans l'immédiat, je viens de terminer une grande Fantaisie pour piano dédiée à Hervé Billaut, qu'il créera en septembre prochain.

Crédit photographique © Jany Campello / ResMusica

Pour la sortie du disque de , le Quatuor Debussy et le Quatuor Una Corda organisent un concert gratuit vendredi 26 avril 2024 à 20h à la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret, à Paris.

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