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Le Clavier superbement tempéré de Bach par Andrei Korobeinikov

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Paris. Maison de la Radio et de la Musique ; Auditorium. 16 & 17-IV-2024. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Le Clavier bien tempéré, Livre I & II. Andrei Korobeinikov, piano.

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En partant de la thèse de Bradley Lehman sur un accordage non-égal des intervalles de demi-ton pour l'appliquer à un piano moderne, réalise l'exploit de jouer en deux soirs à Radio France les deux livres du Clavier bien-tempéré de Bach d'une manière inédite, dans une lenteur contemplative jamais entendue auparavant.


En 2004, le musicien Bradley Lehman apporte l'idée que l'énigmatique n'a pas dessiné par hasard une guirlande d'enluminure en spirale tout en haut de la page de titre de la partition manuscrite du Livre I de Das Wohltemperierte Klavier (Le Clavier bien tempéré). Pour lui, ces boucles de trois formes et tailles différentes seraient destinées à accorder précisément et de manière non-égale les intervalles du clavier – nommées aussi tempérament – afin de bien le tempérer. Tout de suite très intéressés par ses théories, les musiciens baroques actuels s'en sont saisis et notamment les clavecinistes, avec des résultats particulièrement passionnants comme sur les derniers enregistrements des deux livres de Trevor Pinnock (chez DG), qui a pour sa part également retravaillé l'accord de la (à 392 Hz sur le Livre I et 415 sur le Livre II) en étudiant précisant les orgues de Köthen et Leipzig, joués par Bach dans les périodes de composition de ses deux partitions du Clavier bien tempéré.

Jusqu'à présent, ces recherches et théories n'avaient pas encore réussies à influencer les pianistes, mêmes des spécialistes de Bach comme András Schiff, toujours restés sur un accord égal de chaque demi-ton du piano, à la manière de celui en vigueur partout dans le monde depuis le milieu du XIXe et la période romantique. C'est donc ici qu'intervient le travail de fond d', qui, quand Radio France lui a proposé le pari fou de jouer l'intégralité du Clavier bien tempéré sur deux soirs, a accepté à condition de pouvoir tenter un nouvel accordage, sur la base de la thèse de Lehman. Mais pour cela, encore lui fallait-il un instrument et un accordeur parfaits, et si nous faisons parfois la fine bouche ses dernières années à l'écoute de certains Steinway en concert, il est clair que ces pianos restent des références absolues quand ils sont préparés par des techniciens du niveau de précision de Cyril Mordant. Présents à chaque entracte des deux concerts pour vérifier en profondeur le clavier, l'accordeur est mis en avant le second soir aux saluts par le pianiste, ainsi que dans sa préface du programme de salle, comme un élément primordial de la réussite du projet, heureusement capté par France Musique et disponible à la réécoute sur le site de la radio.

Le mercredi, Andreï Korobeinikov s'installe devant le Steinway pour un concert qui s'il s'annonçait long, ne pouvait laisser présager qu'il aller durer plus de trois heures vingt. À peine introduit, le Prélude et Fugue en do majeur BWV 846 expose un tempo presque deux fois plus lent que celui habituel. Il faut au pianiste sept minutes pour finir ce premier numéro, quand il en prend souvent juste quatre. Encore plus lent et presque désincarné -bien que d'une superbe musicalité comme tout le cycle -, le Prélude et fugue en do dièse majeur BWV 848 perturbe ensuite toutes nos références de l'œuvre car ici, la différence de tempérament avec celui en do mineur du Prélude et Fugue BWV 847 est particulièrement marquée par le nouvel accord du clavier. Mais si le cerveau voudrait tourner à mille à l'heure pour tenter de capter au mieux toutes les nouvelles données exposées par cette interprétation totalement inédite, la mesure du jeu apporte avec elle une mystique et un caractère contemplatif, qui procure aussi une écoute neuve et superbement reposée du chef-d'œuvre de Bach, et permet à l'esprit de s'évader lorsqu'il le souhaite.

Potentiellement clivante, cette approche de Korobeinikov n'en reste pas moins indiscutablement exceptionnelle, surtout lorsque l'on remarque préludes après fugues la qualité et la justesse des ornements de chaque phrase, qui jamais n'alourdissent la matière initiale. Évidemment, cette vitesse correspond mieux aux Préludes et Fugues rêveurs comme celui en do dièse mineur BWV 849 qu'à ceux plus dynamiques comme le ré majeur BWV 850, et les écarts de tons inédits préparés par Cyril Mordant sonnent parfois plus justes que d'autres à nos oreilles contemporaines. Nous trouvons pour notre part sublimes les nouvelles couleurs créées dans la partie médium-grave du clavier. Après plus de trois heures d'une prestation où presque aucun défaut ne se remarque – à peine quelques petits accrocs ou micro-interruptions à dénombrer sur l'antépénultième Prélude -, il semble clair à toute l'audience du Livre I qu'elle a participé à un moment d'exception.

Le jeudi, et par ailleurs six jours seulement après un autre récital parisien très différent -au TCE avec au programme Beethoven, Messiaen, Schumann et Scriabine -, revient dans une salle d'un silence de cathédrale pour lire le Livre II pendant plus de quatre heures (incluant deux entractes). D'abord plus rapide, et donc nettement plus contrasté pendant les deux premières parties, il aborde différemment ce cycle plus tardif, qui passionne toujours autant par les écarts de tempéraments, auxquels on revient plus facilement après s'y être initié la veille, d'autant qu'ils sont maintenant mieux mis en avant par le jeu plus dynamique du pianiste. Mais en dernière partie, après un deuxième entracte de quelques minutes seulement, Korobeinikov revient à son approche calme et contemplative, et reprend très lentement par un Prélude et Fugue en la bémol BWV 886 pour nous entraîner à nouveau vers plus d'une heure trente de musique, à laquelle il trouve encore la force d'ajouter un bis ! Comme une ouverture vers l'avenir, il offre l'Aria du 4ème Clavier-übung, plus connu sous le nom de Variations Goldberg.

Crédits photographiques : © ResMusica

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