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Festival Futura. Salle des Moulinages de Crest. 25-27-VIII-2016. Oeuvres de Michel Chion, Denis Dufour, François Bayle, Luc Ferrari, Michèle Bokanowski, Paul Ramage, Armando Balice, Philippe Leguerinel, Maylis Reyna…l,
L'univers électroacoustique ou « l'art des sons fixés » – pour le distinguer du temps réel – tel que Pierre Schaeffer l'a initié en 1948, ne cesse d'essaimer et d'affirmer sa vitalité : au festival Futura de Crest, bien évidemment, haut lieu de la musique acousmatique (celle que l'on entend sans en voir la source).
Durant trois jours et une nuit blanche, le public est convié à découvrir un vaste panel de musiques et vidéos sur support au sein desquelles la jeune création occupe une place privilégiée. Notons également que Musica de Strasbourg consacre en septembre prochain une large part de sa programmation aux musiques électroacoustiques, en invitant le Groupe de Recherche Musicale (GRM) et son acousmonium, en commandant à Pierre Henry une oeuvre nouvelle et en affichant deux ateliers-concerts avec les jeunes talents.
Pas d'appel d'œuvres ni de thématique pour cette 24e édition de Futura, prévient son directeur Vincent Laubeuf. La programmation tourne autour de deux longs métrages : l'œuvre hommage de Denis Dufour à Pierre Henry – PH 27-80 – d'une part, écrite en 2007 pour les 80 ans du maître-es-sons et la création commande du festival passée à Michel Chion – Troisième Symphonie « L'Audio-divisuelle » – d'autre part, qui forme avec sa Messe de terre (cf notre article) un diptyque associant l'image et le son… Nous y reviendrons.
Priorité est donnée cette année aux œuvres de grand format, occupant toute la durée d'une séance de projection. Rappelons qu'à Futura, les concerts (sept dans une seule journée!) s'enchainent de 11h du matin à minuit. Ils sollicitent en relais les six interprètes (1) qui, de la console, projettent les œuvres à travers la centaine de haut-parleurs pour donner à la matière sonore ses couleurs, son relief et sa spatialisation. Nouveaux venus, des transats optimisent cette année le confort d'écoute des auditeurs!
Ainsi trois pièces d'envergure sont-elles entendues durant la première journée. Le cycle des souvenirs du regretté Luc Ferrari est une oeuvre proche du Hörspiel où la voix intimiste et sensuelle s'invite sur une toile de fond toujours pulsée. L'anecdotique flirte avec le poétique, le son naturel avec l'artifice du studio. Autre cycle, en création celui-là, Leçon du silence de Lucie Prod'homme enchaîne cinq mouvements où la compositrice, marchant ici sur les brisés de John Cage (sans la provocation toutefois) engage l'auditeur à écouter le silence, son énergie, sa densité, ses épaisseurs… tout un monde délicat, à la marge du rien, où l'humour des titres – J'ai un grain et je craque – et la théâtralité – Etire-toi de là – le dispute au ludique. Tel ce léger grésillement qui cerne l'univers silencieux de la dernière pièce, Tu es démasqué : jeu pour les oreilles à l'affût de ce « presque rien »… pour les insectes, aurait dit Ferrari. L'ultime concert du jour affiche le triptyque d'Erosphère de François Bayle dont les titres évocateurs – Tremblement de terre très doux, La fin du bruit et Toupie dans le ciel – se font l'écho d'un traitement du son et de l'espace aussi visionnaire que raffiné. Bayle y a utilisé les premiers logiciels de transformation par ordinateur en temps différé conçus en 1980 par Benedict Maillard et Jean-François Allouis. Le lendemain, donnée pour la première fois en concert sans les images du film qui la suscitée (celui de Patrick Bokanowski), la musique de L'Ange de Michèle Bokanowski (1976-79), aux figures minimales et répétitives est une expérience d'écoute fascinante, générant mystère et tension qui jamais ne se relâche durant les 63 minutes de projection sonore.
Jeunes compositeurs et grands formats
A l'exemple des vétérans, la jeune génération, issue des centres de formation les plus actifs, en France (Paris, Marseille, Bordeaux…) comme en Belgique, s'est lancée cette année dans des créations de grande envergure, une aventure ambitieuse et risquée mais dûment assumée. « Comment rêvons-nous nos limites? » s'interroge Paul Ramage dans sa composition Le vol d'Icare (63′), une musique qui tend vers les seuils et se nourrit de contrastes vertigineux, de la plénitude sonore aux grands espaces immobiles et silencieux. Dans son triptyque Je t'écris (43′), Armando Balice poursuit quant à lui son cycle des « noirs ». Je t'écris emprunte au poème éponyme d'Eugène Guillevic (extrait du recueil Sphères) dont les fragments de texte dits par un comédien rythment les différentes étapes de la grande forme. La voix, celle, percutante, d'Arnaud Giovaninetti, capte notre écoute dès les premières minutes. La matière sonore est ensuite propulsée par vagues sombres et puissantes dont les surfaces accrochent la lumière, projetant sur l'écran sonore des éclats saisissants. Toujours en création mais dans des proportions moindres, Et tes yeux comme deux capitales de Maxime Barthélémy (20′) invoque la personnalité de Salvador Dali. L'œuvre est une mise en tension de matériaux hétérogènes à partir desquels se construit la dramaturgie, avec cette manière personnelle et inventive qu'à le compositeur de concevoir sa trajectoire en sollicitant l'énergie voire la violence du geste. Aux antipodes, Alegria en la ciutat de Maylis Raynal est une musique solaire exaltant le mouvement au sein d'une matière vibratile et colorée. Le chant occitan superbe qui ponctue la pièce libère une émotion soudaine et intense. Philippe Leguerinel, enfin, convoque René Char dans Il gèle à la frontière chaque branche l'indique. Sensible et d'une grande intériorité, la pièce entretient le mystère, engendrant une matière impalpable, tout en nuances et fins déploiements.
Les longs métrages
PH 27-80 de Denis Dufour est une oeuvre fleuve de 80 minutes rendant hommage au pionnier de la musique concrète pour ses 80 ans. Le compositeur a sélectionné, avec l'aide d'Agnès Poisson, 80 sons, échantillons ou courtes séquences extraits de 27 pièces de Pierre Henry pour élaborer une forme en trois mouvements. Dans Machinerie et Jardin de sons, l'acousmate met à l'œuvre sa technique de montage virtuose, associant de manière aussi libre que risquée des matériaux extrêmement contrastés, tout en assurant cohérence et fluidité du mouvement. Musique utopique, troisième partie, est un long processus d'une puissance phénoménale, activant des modes de répétition, superposition et amplification qui confinent à la transe.
Présent durant toute la durée du festival, Michel Chion rencontre le public au matin de sa création : une occasion d'échanger avec les auditeurs et d'éclairer certaines notions chères au compositeur/réalisateur dont le glossaire de termes inventées s'enrichit à mesure. Ainsi l'expression « Audio-divisuelle », qui sous-titre sa Troisième Symphonie « élargie » concerne-t-elle les différentes situations qui s'instaurent entre les sons et les images fixés : « J'ai inventé le terme « audio-divisuel » pour bien marquer que ce que j'ai appelé « audio-vision » en 1990 (ouvrage publié chez Armand Colin cinéma), c'est-à-dire la perception de sons et d'images simultanés, est certes plus qu'une simple addition mais qu'elle est aussi le contraire d'une fusion où tout s'amalgamerait ». Soucieux d'élaboration formelle dans une création qui tend vers l'art total, Chion préserve l'articulation traditionnelle d'une symphonie en quatre grandes parties enchaînées (Allegro animato, Scherzo vivace, Largo desolato et Finale). Si le Largo desolato (14'30), évoquant la Suite lyrique de Berg, est purement acousmatique (l'écran reste noir ), les autres parties alternent image seule dite athorybe (que l'on voit bouger sans l'entendre), son et image fixe sans rapport l'un avec l'autre, image et sons resynchronisés ou encore, comme dans le Finale, une image qui « rentre en danse » rythmiquement avec le son, sorte de « trémolo visuel » obtenu par les mouvements de la caméra. On l'aura compris, l'œil et l'oreille sont constamment stimulés dans ce voyage étrange de 90 minutes où la lumière et ses effets particuliers (« Piano-soleil ») sont souvent sollicitées: images figuratives mais non narratives précise Michel Chion qui, comme Gustav Mahler, n'est pas un adepte de la musique pure! Écartant le propos religieux qui sous-tend son Requiem et sa Messe de terre, sa Troisième Symphonie (peut-être symphonie pour lui-même, comme celle d'Ivo Malec) célèbre la vie dans toutes ses manifestations. « C'est de vie qu'il s'agit » souligne Christiane Sacco s'exprimant sur le travail de cet artiste hors norme, « du vivant, en chair et en esprit. Et cela n'a pas de sens précis, si ce n'est que c'est humain, réellement ». On ne saurait mieux traduire l'émotion ressentie au contact de cette nouvelle oeuvre, projetée en soirée par le compositeur lui-même, où, comme chez Mahler encore, le trivial côtoie le sublime.
(1) Eric Broitmann, Guillaume Contré, Tomonari Higaki, Olivier Lamarche, Jonathan Prager, Nathanaëlle Raboisson
Crédit photographiques : Michel Chion (c) Philippe Lebruman ; Denis Dufour (c) Jean-Baptiste Millot
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