Jean-Patrice Brosse, directeur artistique du festival du Comminges
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C'est dans une basilique comble que le claveciniste et organiste Jean-Patrice Brosse a interprété L'art de la fugue ce samedi 6 août à Valcabrère pour le festival du Comminges dont il est le co-fondateur et directeur artistique. Entre Paris, Cintegabelle et la Normandie où le musicien s'est récemment produit avant cet entretien, c'est un Jean-Patrice Brosse disponible, malgré toutes ses obligations à Saint-Bertrand où se trouve le siège du festival, que ResMusica a rencontré.
« Vous avez un potentiel fabuleux à Saint-Bertrand de Comminges »
ResMusica : En 1973, vous êtes invité pour donner votre premier concert ici, à Saint-Bertrand. Cela correspond au début d'un long et important investissement au service du festival du Comminges.
Jean-Patrice Brosse : Je suis encore au conservatoire en 1973 et la petite association des Amis de l'orgue de Saint-Bertrand de Comminges qui organisait deux concerts tous les ans avec beaucoup de succès, me demande de donner un récital à Saint-Bertrand de Comminges où je ne connaissais personne. Évidemment, je connaissais Saint-Bertrand pour y être passé de nombreuses fois en allant en Espagne. J'ai donné ce concert et j'ai beaucoup sympathisé avec tout le bureau de l'association. J'avais déjà à vingt-trois ans un petit sens de l'organisation et je leur ai dit : « vraiment vous avez un potentiel fabuleux à Saint-Bertrand de Comminges, si vous voulez, je peux vous aider à organiser ça », ce qui s'est tout de suite fait ! Il y a eu donc quelques concerts en 1974, et en 1975, il a été décidé de faire un vrai festival. Il se trouve que Pierre Lacroix [fondateur et président du festival durant 35 ans] avait rencontré André Malraux dix ans avant ma venue à Saint-Bertrand de Comminges [André Malraux était à l'époque numéro 2 du Gouvernement du général de Gaulle en tant que ministre d'État chargé de la Culture] et ils avaient beaucoup parlé de ce projet. Malraux lui-même lui avait dit : « mais vraiment dès que l'occasion se présente, faites quelque chose à Saint-Bertrand. » L'occasion s'est présentée !
RM : Quelles difficultés avez-vous rencontrées, quels soutiens avez-vous obtenus pour cette première édition et quel était le projet que vous souhaitiez défendre autour de ce festival ?
JPB : Votre question est très importante effectivement parce qu'il n'y avait rigoureusement aucun soutien. Quand on démarre quelque chose, évidemment, les autorités, l'argent public, tout cela n'est pas à disposition. Il faut d'abord faire ses preuves et la première preuve pour nous était de restaurer l'orgue qui était dans un état épouvantable [l'orgue de Saint-Bertrand est un grand 16 pieds classique avec 40 jeux sur 3 claviers manuels et un pédalier. En angle et sur 5 colonnes cannelées, il possède l'un des plus beaux buffets Renaissance conservé à ce jour]. C'est grâce aux fonds de Pierre Lacroix que les travaux de l'orgue ont pu être réalisés au départ. Une fois l'orgue restauré, il fallait démarrer le festival. Là encore, c'est grâce à ce mécénat que le festival a pu commencer ces premières années sans oublier le soutien sans faille du maire de Saint-Bertrand à l'époque, Guy Uchan, qui a procédé également au montage financier de l'opération. Et puis les communes, le département, la région et l'État ont rapidement compris qu'il y avait quelque chose d'important qui était en train de se faire. L'aide est arrivée au bout de deux ou trois ans. L'aide la plus importante est arrivée après une dizaine d'année. Avec la fondation France Télécom, le budget avait doublé. Cela a été un contrat assez long de dix ou quinze ans qui a permis au festival de devenir un très grand festival d'un niveau mondial. Quand le contrat s'est arrêté il a fallu maintenir ce rang en se réformant. Nous avons réussi et finalement cela a bien fonctionné jusqu'en 2011. Cette année-là, Pierre Lacroix est tombé malade. Il a fallu changer complètement le bureau mais depuis deux ans, la présidence a été reprise par Francine Antona-Causse qui est vraiment la présidente idéale sur tous les plans.
RM : Aujourd'hui, le festival tourne autour de ce fameux orgue d'angle unique en France et de renommée internationale…
JPB : L'orgue, évidemment, est un véritable bijou, mais le festival s'est beaucoup élargi dans son répertoire comme au niveau des interprètes. Il y a finalement assez peu de concerts d'orgue et même assez peu de concerts avec orgue. La plupart des concerts sont des concerts de musique de chambre, beaucoup d'orchestres (à une époque il y avait un orchestre tous les ans), de piano… Tous les instruments et tous les styles de musique ont été abordés très tôt. Dès les premières années, nous avions commencé à sortir de l'orgue parce qu'on ne pouvait pas rester un festival d'orgue. On peut faire ça dans une ville, par exemple à Toulouse il y a un festival d'orgue extraordinaire [le festival « Toulouse les Orgues »], là on est quand même à la campagne, dans la montagne, et on est obligé de faire un festival diversifié pour satisfaire tous les publics, pour qu'il y ait plus de public possible, plus de « genres » de public possible : ceux qui ne connaissent pas la musique, ceux qui la connaissent très bien… Il faut vraiment toucher tout le monde.
RM : Le festival ne se limite pas à une série de concerts mais se compose également d'académies, d'une résidence et d'un partenariat fort avec les écoles de musique locales…
JPB : Tout à fait. On a complétement élargi là encore pour ne pas rester complétement concentrés à Saint-Bertrand. Nous avons ouvert toutes sortes de nouveaux départements autour du noyau d'une quinzaine de concerts classiques avec effectivement des académies qui ont commencé dès le début du festival ; des résidences, c'est tout à fait nouveau ; et on a effectivement la participation des écoles de musique depuis cette année. Cela nous permet d'avoir un contact avec les enfants qui seront plus tard des praticiens de la musique ou de futurs auditeurs. Sur le plan patrimonial, d'autres départements nous intéressent beaucoup avec par exemple l'étude de toutes les églises romanes du Comminges. On en a répertorié 70 en tout, Val d'Aran et Couserans compris, des petits bijoux extraordinaires du début Xe, XIe et XIIe siècles. Il y a sur le site internet une étude sur chaque monument et chaque année, nous organisons 6 à 8 concerts dans ces églises le dimanche après-midi. Cette année nous avons eu l'idée de mettre en valeur d'autres édifices plus récents que ce soit Seilhan, Pointis, Barbazan, Labroquère et Gourdan-Polignan. C'est là que la résidence s'est implantée. Notre désir n'est pas que tout le monde vienne à Saint-Bertrand mais que ce soit le festival qui aille partout.
RM : Plusieurs initiatives ont été mises en place pour développer la création musicale autour de l'orgue de Saint-Bertrand. Est-ce qu'il est envisagé de faire perdurer cette démarche alors que la dernière commande du festival date de 2012 (« Les Cinq Sens » de Régis Campo) ?
JPB : Pierre Lacroix qui aimait beaucoup la création (il était lui-même un excellent pianiste), a décidé de commander des œuvres sur ses propres fonds. Le festival servait de support mais c'était vraiment son travail de mécénat. Tous les ans, il commandait une ou deux œuvres à tous les plus grands compositeurs, spécifiquement écrites pour l'orgue de Saint-Bertrand, prenant en compte vraiment ses jeux, sa composition, le style de l'orgue… Il a instauré aussi un concours de composition tous les deux ans qui a duré trois éditions. On recevait tous les ans une trentaine de compositions qu'il fallait analyser. Il y avait cinq prix décernés, des prix pour des artistes qui venaient d'Australie, du Japon, du Canada, des États-Unis, d'Amérique du Sud, de toute l'Europe… Il y a eu des dizaines et des dizaines d'œuvres qui ont été écrites pour le festival. C'est dommage que cela se soit arrêté au moment où Pierre Lacroix est tombé malade et je n'ai qu'une envie c'est de reprendre cette chose-là, mais il faudrait vraiment que le festival soit très solide pour se le permettre. Le montage de tout cela est extrêmement coûteux et on n'a plus vraiment les moyens de le faire sans aide extérieure.
RM : Dans le cadre du festival, le samedi 6 août, vous interpréterez L'art de la fugue à la basilique de Saint-Just de Valcabrère. Cette œuvre représente l'apogée du style contrapuntique mais elle est aussi considérée par beaucoup comme un exercice purement intellectuel qui n'était pas vraiment destiné à être joué en concert. Qu'en pensez-vous ?
JPB : On ne sait pas du tout quel était l'état d'achèvement de ce travail quand Bach est mort. Nous n'avons jamais retrouvé son idée de base. Je ne pense pas qu'on retrouve trois cents ans après des documents là-dessus mais c'est une œuvre qui effectivement est tellement complexe qu'on l'a souvent considérée comme une œuvre purement intellectuelle de recherche sur le contrepoint et d'essai pour voir jusqu'où on pouvait aller avec un simple thème, puisque le thème est tout bête, il n'y a que quelques notes. À partir de celui-ci, il a fabriqué des fugues monumentales dans une œuvre dont la structure est absolument colossale comme jamais fait finalement, parce que les variations Goldberg c'est aussi une construction absolument extraordinaire mais ce n'est pas du tout la même dimension. Ce qui a troublé beaucoup les musicologues, c'est qu'il l'a écrite sur quatre portées, il ne l'a pas écrite comme il écrivait pour le clavier. Donc, on a toujours pensé que c'était un travail d'école mais il se trouve que quand on réduit cela au clavier, et bien ça tombe sous les doigts. C'est très difficile à jouer mais on peut tout jouer, il n'y a pas une note qu'on ne puisse faire au clavier. C'était un tel génie du clavier, un tel génie de la main que s'il a écrit cela de telle sorte que tout soit jouable c'est qu'il voulait vraiment que ce soit joué. Cela ne fait aucun doute ! Et puis cette œuvre a une poésie absolument immense, il y a quelque chose de tellement grandiose et de poétique justement, et de pas du tout rébarbatif à mon avis. À chaque fois que j'ai entendu L'art de la fugue, je ne me suis pas ennuyé une seconde.
RM : Et vous avez choisi de l'interpréter au clavecin et à l'orgue pour ce concert, pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ?
JPB : C'est qu'au clavecin, c'est quand même austère ! C'est toujours la même sonorité donc on peut faire ça, encore une fois, à Toulouse ou Paris, ou une ville où il y a le public qui va vraiment connaître et va venir en tant qu'analyste de l'œuvre ou de l'interprétation. À Saint-Bertrand de Comminges, cela me paraissait plus intéressant, puisqu'on en a les moyens, de varier. Toutes les adaptations sont possibles. Elle marche donc également très bien à l'orgue.
RM : Et pour finir, nous souhaiterions connaître vos différents projets, dans le cadre du festival naturellement : qu'est-ce qui s'annonce pour la saison prochaine par exemple ?
JPB : Cette année le thème était « les Chemins de Saint-Jacques de Compostelle. » On ne peut pas dire que tout tournait autour, ce thème a en vérité concerné la moitié de la trentaine de manifestations, de concerts, de conférences, d'académies… L'an prochain, l'idée est de parcourir les 2 000 ans d'histoire de Saint-Bertrand de Comminges. Le thème sera « Romain, roman, romantique » : « Romain » puisque c'est une ville romaine, « Roman » puisque mille ans plus tard on a tout ce patrimoine roman extraordinaire et « romantique » puisque mille ans plus tard encore, on a toute la musique romantique qui correspond complètement à notre répertoire. Pour la musique romaine, avec l'académie de Guillemette Laurens, nous allons monter un opéra romain. Ce projet s'inscrit parfaitement dans son travail d'académie et elle est déjà en train de réfléchir aux chanteurs qu'elle va engager pour monter le Couronnement de Poppée de Monteverdi. Pour la musique de l'époque romane, on ne manque pas [de partenaires] entre Marcel Pérès [lire le compte rendu du concert de l'ensemble Organum à Saint-Bertrand] et les académies, sans doute Antiphona [lire le compte rendu de la dernière représentation de l'ensemble Antiphona au festival] et sans doute Scandicus aussi. Et puis pour la musique romantique, je pense que nous aurons un partenariat avec une fondation beaucoup axée sur l'art de cette période. Rien n'est officiel donc je ne veux pas trop en parler, mais de toute façon le thème romantique restera parce que ce sont les concerts qui ont le plus de succès.
RM : Et pour vos projets personnels ?
JPB : Oh, moi j'ai des concerts tout le temps. J'ai toujours des projets de disques bien évidemment et des projets de livres puisque mon éditeur me demande un livre sur la dynastie des Couperin sur lequel je travaille. Mais malheureusement, le festival me prend tellement de temps que tout cela est un peu retardé.
Propos recueillis le 4 août 2016 à Saint-Bertrand de Comminges.