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Le pianiste français Pierre-Laurent Aimard, présent au Musikfest 2014 organisé par les Berliner Festspiele, pour deux concerts d'exception a accordé un entretien à notre partenaire Berlin Poche. L'occasion pour lui de présenter son tout nouvel opus consacré à Jean-Sébastien Bach.
« Enseigner c'est être en contact avec les nouvelles générations qui vous obligent à vous remettre en question en permanence ! »
Berlin Poche : Votre disque du premier livre du Clavier bien tempéré de J.S Bach vient de paraître chez Deutsche Grammophon (lire la chronique ResMusica). Comment ce projet d'enregistrement est-il né ?
Pierre-Laurent Aimard : Par un besoin intérieur pressant de passer un moment de ma vie avec cette œuvre. J'ai planifié une période de sept mois sans concerts afin de me préparer dans de bonnes conditions – sans pression, dans un cadre adéquat, et avec la documentation nécessaire. Il s'agissait de m'accorder le temps de réfléchir et d'expérimenter afin d'effectuer les choix d'interprétation appropriés. Lorsque j'étais un jeune, voire très jeune pianiste, mon éducation a été partiellement fondée – comme celle de la majorité des pianistes – sur l'apprentissage de beaucoup de ces Préludes et Fugues . Mais à l'époque, je n'avais pas beaucoup de notions de ce style . Depuis, l'interprétation de Bach en général a considérablement évolué.
BP : Comment la définiriez-vous ?
PLA : L'œuvre en tant que projet m'a toujours fasciné. L'idée de composer pour toutes les tonalités en utilisant l'accord tempéré est un postulat novateur et aventureux pour l'époque. L'imagination de Bach est telle que chacune des 48 pièces est fortement caractérisée. Toutes sortes de compositions sont rassemblées dans ce cycle, depuis la quasi improvisation brillante du Prélude en Si bémol majeur jusqu'à l'organisation polyphonique assez systématique de la Fugue en la mineur. Et les styles en présence vont de la grande tradition polyphonique de la Renaissance (le Stilo Antico) à des pièces audacieusement novatrices, en passant par le style galant à la mode.
BP : N'est-ce pas avant tout un projet théorique et didactique ?
PLA : Bach indique clairement ses intentions pédagogiques dans sa dédicace. C'est une pédagogie à plusieurs niveaux : apprentissage des techniques polyphoniques, des styles, des tonalités, du jeu instrumental. Mais Bach est tellement vital, expressif et varié que jamais on ne pâtit de cette dimension pédagogique. Et l'œuvre, dans son infini renouvèlement, dépasse de loin le statut de recueil pédagogique.
BP : Pensez-vous déjà à l'enregistrement du deuxième livre ?
PLA : Je ne fais pas plus qu'y penser pour l'instant : j'attends de voir comment je vais vivre ces nombreux concerts avec le premier livre. Il est fascinant de voir comment Bach s'est posé le même défi à 15 ou 20 ans d'intervalle : même projet compositionnel, autre façon de le réaliser – l'homme et le musicien ont tant vécu entretemps
BP : Comment aborde-t-on cette musique sur un piano moderne ?
PLA : Cette musique a été écrite pour être jouée sur différents instruments à clavier : clavecin, clavicorde ou orgue. Mais Bach était tellement créatif que les instruments à sa disposition ne lui suffisaient pas toujours. Il était d'ailleurs très au fait des progrès de la facture instrumentale. En ce sens, il est tout à fait envisageable d'utiliser un piano moderne, qui a certes de toutes autres caractéristiques que les instruments d'époque, mais offre des possibilités sonores très étendues. Mais il convient de l'utiliser en fonction du « langage » et du style baroques, débarrassé de tout un bagage de sonorités et de comportements post-romantiques induits par la nature même de l'instrument dit « moderne ». Sa variété sonore, son relief et sa malléabilité permettent de trouver des réponses souvent très satisfaisantes aux problèmes d'interprétation posés par le Clavier bien tempéré, et en le jouant sur un seul instrument, donc en conservant une grande unité.
BP : Vous qualifiez le piano moderne de « déshumanisé » ?
PLA : Hélas l'industrialisation, la standardisation et la perte du savoir artisanal entraînent une baisse inquiétante de la qualité des instruments. On fabrique des instruments qui jouent « vite et fort », ce qui correspond aussi à une demande d'une partie de la profession, au détriment des qualités expressives de l'instrument. Tous les pianos se ressemblent un peu et ont moins de richesse et de charme qu'auparavant. Mais si les meilleurs des instruments sont préparés par les meilleurs des techniciens, dans ce cas-là, on peut encore avoir de très beaux pianos. Heureusement, on trouve encore des techniciens qui résistent à cette baisse de qualité et luttent envers et contre tout pour une qualité supérieure.
BP : Vous donnez aussi beaucoup d'importance à l'enseignement ?
PLA : La transmission des savoirs est fondamentale et est une des tâches essentielles de l'interprète. Dans la musique contemporaine, chaque compositeur a son propre langage qu'il faut apprendre à comprendre. L'interprète est un témoin, et son rôle est de transmettre ce qu'il apprend auprès des créateurs aux jeunes professionnels, à ses collègues et au public. L'enseignement peut prendre de multiples formes – enseignement académique, concerts-lectures, présentations ciblées pour la radio, la télévision ou internet – selon ceux à qui il s'adresse. Enfin, enseigner c'est être en contact avec les nouvelles générations qui vous obligent à vous remettre en question en permanence !
BP : Vous vivez depuis quelques années à Berlin…
PLA : Oui, j'ai toujours été fasciné par la ville, déjà à l'époque où le Mur attestait de façon si choquante de la violence de la situation européenne. Le 10 novembre 1989, j'ai sauté dans le premier avion pour voir de mes propres yeux tomber les premiers pans du Mur. Je n'oublierai jamais le regard des ressortissants des deux Allemagnes, qui se croisaient à nouveau, librement. J'aime le mélange d'énergie, de culture et d'humain à Berlin. Qu'une ville d'une telle intensité ne soit pas gâtée par le stress est très précieux. Et c'est un lieu très attractif pour les musiciens.