Pas de thématique véritable cette année pour Futura, le Festival international d'art acousmatique et des arts de support, mais un appel à la diversité des styles et des univers sonores à travers le titre de cette XXIIème édition, « Des mondes en soi », élaborée de main de maître par son directeur Vincent Laubeuf.
A l'espace Soubeyran de la ville de Crest, les 110 haut-parleurs de l'acousmonium Motus investissaient la salle des Moulinages selon un dispositif minutieusement étudié pour donner aux oeuvres projetées dans l'espace autant de reliefs, de grains et de couleurs appropriés. Comme chaque année, six interprètes virtuoses de cet instrument tentaculaire – Eric Broitmann, Guillaume Contré, Tomonari Higaki, Olivier Lamarche, Jonathan Prager, Nathanaëlle Raboisson – et deux invités – Beatriz Ferreyra et Vincent Guiot – se relayaient à la console de projection durant les trois jours et la rituelle Nuit blanche, selon une ordonnance scrupuleusement établie. Quatre d'entre eux animeront le stage d'interprétation (du 25 au 30 août) proposé à plus d'une douzaine d'étudiants venus du monde entier pour pratiquer cet instrument très spécifique et le mettre au service de l'oeuvre qu'ils ont choisie d'interpréter.
Le programme pléthorique de cette édition 2014 – une centaine d'oeuvres au total – comptait cette année quatre concerts portrait, une manière d'entrer plus avant dans le monde sonore du compositeur. Futura mettait ainsi à l'honneur trois compositrices. Pionnière de la musique sur support, ayant collaboré avec le GRM sous la direction de Pierre Schaeffer, la compositrice argentine Beatriz Ferreyra, tout d'abord, née en 1937, qui participera à la réalisation du Solfège de l'objet sonore de Pierre Schaeffer en 1967. Dérogeant à la règle qui consiste à laisser jouer ses compositions par les interprètes de Motus, elle était à la console de projection pour donner six pièces extraites de son catalogue, des oeuvres aux textures riches et denses, au souffle puissant, se déployant en longues trames sonores. C'est lors de circonstances comme celle-ci qu'on comprend mieux qu'à Futura on ait préféré former des interprètes pour transmettre les oeuvres. On retiendra plus particulièrement Jazz for Miles, où le timbre racé de la trompette fibre toute la composition ainsi que Echos, pièce attachante et singulière, peuplée de voix et de chants puisant aux sources populaires de son pays.
Autre grande dame de l'univers électroacoustique, Elżbieta Sikora (née en 1943) s'est formée en Pologne en tant que pianiste et ingénieur du son avant de venir travailler dans les studios du GRM et se lancer dans la composition, tant électroacoustique qu'instrumentale. Les six pièces qu'Olivier Lamarche interprétait nous révélaient un monde sonore très personnel, aux couleurs rares et finement articulées. Parmi ses chefs-d'oeuvre, Rouge d'été (2002) ou encore Chicago al fresco (2009) font valoir l'énergie du geste compositionnel et la force onirique d'une matière sonore toujours fermement conduite.
Minimale et radicale, la musique de Bruno Capelle a fait l'objet d'un CD monographique chez Motus. C'est Guillaume Contré qui jouait les deux pièces du compositeur et performer, Douze douces variations autour d'elle et Du froid partout. Musique en flottement et à évolution très lente, elle joue imperceptiblement sur une constante fluctuation de la matière, dévoilant ou masquant, dans la première œuvre, les composantes du spectre. Invitant à une écoute plus immersive encore, Du froid partout évolue dans le registre aigu et scintillant, par vagues douces et caressantes, n'autorisant que quelques perturbations de parcours et s'éteignant sans véritablement prévenir.
Le dernier concert portrait, celui de Michèle Bokanowski, conviait à la console Tomonari Higaki qui donnait à entendre deux pièces de la compositrice tout récemment gravées par Motus. Oeuvre phare de son catalogue, Cirque a été créée en 1994, lors du premier festival Futura. Avec des techniques simples mais diablement efficaces comme la boucle, l'échantillon et le mixage, Michèle Bokanowski fait naître un univers fantastique où le galop du cheval, les rires et le roulement de tambour se superposent, s'échangent et se confondent dans un flux étrange dont l'obsédante répétition ne laisse d'inquiéter. D'essence plus poétique mais sollicitant les mêmes outils, Enfance joue sur le mixage subtilement dosé entre les voix d'enfants et le piano, figures solistes sur un fond sonore toujours très élaboré.
Autre rubrique dans cette programmation éminemment riche et diversifiée, les cartes blanches données aux six interprètes de Motus, laissant chaque personnalité s'orienter vers le répertoire de son choix. Alors que Guillaume Contré sélectionnait Cede de Jim O'Rourke, Tomonari Higaki, compositeur et pédagogue aux universités d'Osaka, Kyoto et Aichi, défendait les couleurs du japon avec des pièces de Toru Takemitsu, Yuka Nagamatsu et Somei Satoh. Expert dans le rendu de la matière et le mouvement du son dans l'espace, Jonathan Prager se lançait dans l'interprétation captivante d'Une tour de Babel de Pierre Henry, pièce mythique en sept mouvements (58′) du compositeur dont l'imaginaire foisonnant est ici stimulé par le récit de la Genèse. Autre choix très spécifique, celui de Nathanaëlle Raboisson introduisant la vidéo et le rapport du son à l'image, une facette de la création sur support que l'on aurait aimé voir d'avantage développée au sein de la programmation. Parmi les œuvres de ce concert, citons tout particulièrement Battements solaires (2008), une collaboration de Patrick et Michèle Bokanowski où l'image vibratile se déploie sur le flux sonore dans un parcours – « une marche vers le feu » – d'une intense beauté. Eric Broitmann optait quant à lui pour Requiem (1973) de Michel Chion dont il déployait la dramaturgie avec une grande maîtrise de la forme. Dans cette oeuvre puissante de musique concrète, qui n'a pas pris une ride, le compositeur questionne son auditeur sur les thèmes récurrents de la vie, de la mort et de la foi. Olivier Lamarche, enfin, associait Michel Chion (Nuit noire) et Luc Ferrari (Les Arythmétiques), deux oeuvres très spécifiques et quasi viscérales de leur auteur.
Cette édition 2014 rendait un hommage appuyé à l'un des plus grands « sorciers » des techniques de studio en la personne de Bernard Parmegiani, décédé en novembre dernier. Jonathan Prager donnait toute la mesure de cet art sonore en jouant De Natura Sonorum (1975), une suite de 12 mouvements mettant à l'œuvre les ressorts d'un matériau « qui émet de l'audible sans imposer du sens » : « c'est à l'écriture des sons que je m'attache », souligne le compositeur, « ces sons dont l'encre est extraite de toutes matières que je tente de conjuguer, de confronter afin d'en observer la nature ».
Mais Futura est aussi le rendez-vous de la création avec, cette année, une douzaine de premières auditions et bon nombre d'œuvres très récemment conçues qui témoignent de la vitalité de cet art de support. Si l'on ne peut ici rendre compte en détail de cette richesse foisonnante, citons, parmi les œuvres les plus marquantes, Barbie Doll (2007-2014) de Fabien Saillard, une pièce de dimension théâtrale sur un texte de Lotte Morin Jego Hestz, femme internée à l'hôpital de Saint-Alban. A la manière des plasticiens d'art brut, le compositeur embrasse l'univers chaotique des mots et des sonorités qui s'entrechoquent et se combinent au-delà du sens, en les confrontant aux univers de Schumann ou de Liszt, une manière de susciter des “chaud/froid” très saisissants.
Sur la trame narrative de Thomas Brando, Denis Dufour élabore quant à lui les treize mouvements de Blue Rocket on a Rocky Shore (2013), une aventure sonore aussi riche que fascinante qui dévoile un “jardin de sons” extraordinaire traversé par la voix énigmatique et belle de Nissim Schaul.
Fidèle à Futura pour lequel il écrit presque chaque année une œuvre nouvelle, Philippe Leguérinel emprunte son titre Les ornières ont disparu aux vers d'André du Bouchet. Dans ce huit-clos très impressionnant, créé par Motus en mai dernier au parc Borély de Marseille, l'âpreté d'une matière bruiteuse et l'obsession du geste qui la contraint profilent un univers très sombre, voire inquiétant, qui ne laisse guère espérer d'issue vers la lumière.
En création mondiale cette fois, Des mondes invisibles, la nouvelle pièce de Vincent Laubeuf, draine un matériau hétérogène – une porte « qui soupire », le jeu façon disco des synthétiseurs, des bruits de nature et autres boucles hypnotiques – autant de références/clins d'œil à l'art acousmatique – ce que l'on perçoit sans voir la cause qui le produit – qui habitent ces « mondes invisibles » au sein desquels s'exercent la fibre poétique du compositeur et son sens aigu de l'orchestration. Toujours en création, Cantilène d'Agnès Poisson est un avatar de son “style oiseau” qu'elle élabore tout en finesse et en détours singuliers à partir d'un matériau presque exclusivement vocal. Quant au titre donné par Lucie Prod'homme pour sa nouvelle pièce, J'ai un grain et je craque, il doit être pris au pied de la lettre, faisant appel aux critères morphologiques de l'objet sonore décrit par Pierre Schaeffer. L'œuvre se concentre en effet sur le geste qui s'exerce sur une matière un rien rebelle dont la compositrice a capté le rendu sonore en termes de frottement, granulation et fréquences rythmiques, autant de paramètres d'un solfège sonore relevant de “l'écriture” de l'œuvre.
Comme chaque année, Futura tient à propulser sur le devant de la scène la génération émergente du monde électroacoustique : Armando Balice (Imaginary Changes), Livia Giovaninetti (Antropos) ou encore Paul Ramage (12 portraits astrologiques), récemment diplômés de la classe d'électroacoustique de Denis Dufour et Jonathan Prager au CRR de Paris, étaient à l'affiche de ces trois journées de festival. Étonnamment prolifiques et d'une énergie vivifiante, ils participaient également à l'œuvre collective Re-Cycle, présentée in situ sous la forme d'une installation audio-visuelle coordonnée par l'association Alcôme. Le but était de traiter de l'écologie sonore à travers la création. Récupérant du matériau sonore ancien et non utilisé qu'ils se sont échangés, les huit compositeurs concernés ont travaillé à partir des “déchets” de leurs partenaires. Ont été ajoutés des sons de la nature en surimpression et un support visuel, sorte de cartes postales, créés par deux vidéastes (et néanmoins acousmates), Esteban Zunigan et Térence Meunier, qui déterminent huit formats de quatre minutes chacun : une expérience ludique autant que stimulante pour cette joyeuse bande des “acousmacolytes” et une manière plus accrocheuse peut-être d'inviter le public à s'immerger dans « ces mondes en soi », captés ici par l'œil en même temps que par l'oreille.
Crédits photographiques : acousmonium Motus; Michèle Bokanowski et Tomonari Higaki ; acousmonium Motus © T. Meunier